Microbiologistes, Claude et Lydia Bourguignon alertent depuis plus de trente ans sur l'appauvrissement des terres causé par l'agriculture intensive.

Autrefois, dit Claude Bourguignon, je goûtais la terre, comme les Anciens. Maintenant, je n'ose plus. Elle pue ! " Côtoyer Claude et Lydia Bourguignon, c'est entrer en révolte. Car à ceux qui veulent bien les entendre, ces deux scientifiques, orateurs volubiles et passionnés, assènent des vérités insupportables. " Nous avons détruit notre terre, épuisé nos sols, notre civilisation est en train de s'écrouler ", martèlent-ils, en étayant leurs propos de constats et chiffres affolants. Microbiologistes du sol, les Bourguignon auscultent et analysent les terres, essentiellement agricoles, à la demande des cultivateurs, éleveurs ou vignerons. Pour le couple, le sol est, littéralement, la base de tout. " Etymologiquement, "humanité", comme "humilité", provient de "humus", aiment-ils à rappeler, c'est là qu'est la vie, le bouillon primordial. Le sol contient 80 % de la biomasse animale de la terre, mais tout le monde s'en fout. " Pourtant, disent-ils, pas d'eau ni d'air purs sans un sol sain. Pas d'agriculture viable, nutritive ou durable sans un sol vivant, peuplé de vers de terre, acariens, champignons et microbes en pagaille. " Les plantes ne savent pas se nourrir toutes seules dans la terre, explique Lydia Bourguignon. Grâce à leurs racines plongeantes, elles donnent du sucre (issu de la photosynthèse) aux micro-organismes qui, en retour, transforment les éléments minéraux et organiques pour les rendre assimilables par la plante. Il y a un dialogue constant entre la plante et le sol, à condition que celui-ci soit vivant. "

Claude Bourguignon, né à Paris d'une famille de scientifiques (et petit frère de l'actrice Anémone), et Lydia Gabucci, née en Bourgogne de parents italiens, se sont rencontrés à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) de Dijon, section microbiologie, à 25 et 27 ans. Chercheurs érudits et bons vivants, ils tombent amoureux, et unissent leur pensée et leurs méthodologies, complémentaires. Rapidement, ils s'intéressent à l'agriculture biologique et biodynamique, et enseignent, le week-end, au premier collège d'agrobiologie fondé à Beaujeu (Rhône) par Suzanne et Victor Michon. Une activité annexe mal perçue par l'INRA, qui, à l'époque, ne fait aucun cas du bio. " Dans les années 1980, cet institut public a commencé à être de plus en plus subventionné par les multinationales... Résultat ? Les recherches étaient commanditées et effectuées par et pour les compagnies, et non plus dans l'intérêt public. " Les Bourguignon se marient, quittent l'INRA et fondent, en 1990, leur propre laboratoire indépendant, le Laboratoire d'analyses microbiologiques des sols (LAMS), au nord de Dijon. " Ce fut dur, confie Lydia, et nous nous sommes fait beaucoup d'ennemis. Heureusement que nous nous avons l'un l'autre, sans quoi nous n'aurions pas tenu ! "

Ensemble, ils ont parcouru la planète, du Laos au Brésil, d'Haïti à Madagascar. En vingt ans, ils ont sondé et étudié plus de 6 000 types de sol. Autant dire qu'ils ont vu " à peu près toutes les écologies du monde ". S'il existe une poignée d'autres laboratoires d'analyse des sols, personne ne fait, ni ne sait faire, le travail des Bourguignon (hormis leur fils, Emmanuel, qui les a rejoints au LAMS). Ce sont les seuls à se déplacer sur le terrain, pour étudier non seulement la composition et l'agencement des " horizons " (les différentes strates du sol allant de la surface à la roche-mère) mais aussi le rapport des plantes et des racines à leur environnement. Pour ce faire, les Bourguignon creusent des trous, parfois jusqu'à deux mètres de profondeur, afin de se retrouver nez à nez avec l'humus et la vie qui grouille (ou pas) sous nos pieds. Une fois ces premières observations in situ réalisées, ils poursuivent leurs analyses physiques, chimiques et microbiologiques en laboratoire (l'analyse complète avec conseils et suivi coûte 1 050 euros HT). " L'observation initiale sur le terrain est essentielle, explique Claude Bourguignon, car elle nous permet d'établir un diagnostic des sols. C'est la différence entre un laborantin, qui analyse un échantillon d'urine, et un docteur, qui vous ausculte en personne. On ne peut déterminer les problèmes et trouver des solutions qu'en ayant une appréhension totale du sol. " Et les problèmes, il y en a. Les Bourguignon estiment que seulement 1 % des sols cultivés de la planète est encore " en bon état ". Pour le reste : disparition de la faune et mésofaune, pollution par métaux lourds, asphyxie, salinisation, dessèchement, érosion... " Depuis qu'ils cultivent la terre, souligne Claude, les hommes ont causé la désertification de deux milliards d'hectares, dont un milliard au seul xxe siècle. " Les causes de ce désastre accéléré ? " Les méthodes de l'agriculture intensive et l'utilisation à outrance des engrais et produits dits phytosanitaires. " Apolitiques (ils n'ont croisé José Bové qu'une fois lors d'une manifestation), Claude et Lydia Bourguignon sont depuis toujours en croisade contre les forces " sataniques " des multinationales, type Monsanto ou Cargill, qui dictent aujourd'hui les modes de développement de l'agriculture mondiale puisqu'elles " fabriquent à la fois les semences, les engrais, les pesticides, et les médicaments censés soigner les maladies provoquées par les pesticides ".

Comment sortir de cette spirale infernale ? Les Bourguignon conseillent une -réduction progressive de l'utilisation des produits chimiques, jusqu'au passage en agriculture biologique. Mais attention : " On ne peut pas changer du jour au lendemain. Faire du bio sur des sols malades, ce serait comme demander à un patient alité et sous perfusion d'aller courir un 100 mètres, il se casserait la gueule tout de suite ! " Pour restaurer les terres, ils préconisent avant tout l'abandon du labour (qui " viole ", expose et asphyxie les sols), l'instauration de rotations de cultures et l'implantation d'un " couvert végétal " entre deux cultures, qui étouffe les mauvaises herbes, protège de l'érosion et nourrit la terre (c'est ce qui s'appelle le " semis sous couvert "). Des méthodes qui, si elles diminuent le rendement (de 10 à 20 %), permettent à l'agriculteur de réduire ses coûts (en machines, main-d'oeuvre et produits), donc de dégager des bénéfices équivalents, voire supérieurs, à ceux d'une exploitation conventionnelle. Surtout, des méthodes qui redonnent vie à la terre, santé à celui qui la cultive, et goût aux produits cultivés... " Beaucoup d'agriculteurs ont soif de changement, constate Claude, ils en ont marre d'être des exploitants agricoles (qui exploitent la terre) et veulent redevenir des paysans (qui font le pays). " Pourtant, bien que 50 000 agriculteurs aient assisté à l'une de leurs conférences, peu ont franchi le pas, et les Bourguignon ne comptent aujourd'hui qu'une dizaine d'agriculteurs parmi leurs clients. " Les obstacles au changement ne sont pas seulement financiers, constate Lydia ; il y a un blocage psychologique et sociologique. Les paysans qui ne labourent plus ou qui n'optimisent pas leurs rendements sont souvent déconsidérés par leurs pairs. " Et Claude de rugir : " Le rendement, le rendement ! Mais à quoi ça sert de faire du volume, si les légumes sont insipides, bourrés de flotte et sans valeur nutritive ? " Claude et Lydia Bourguignon, faute de financements, ont récemment parlé de cesser leur activité et de fermer leur laboratoire. Ils envisagent de créer une fondation.

C'est du côté de la viticulture qu'on peut trouver un peu d'espoir... et de nouveaux modèles. La majorité des clients des Bourguignon sont aujourd'hui des vignerons. 6 % des vignobles français sont passés au bio en moins de vingt ans. Le couple a analysé et soutenu l'évolution vers le naturel de nombreux vins célèbres, à commencer par la romanée-conti d'Aubert de Villaine, le puligny-montrachet d'Anne-Claude Leflaive ou le fameux champagne d'Anselme Selosse, qui sont tous cultivés désormais en biodynamie. Cette méthode de culture, tout auréolée de mystique qu'elle soit, avec ses cycles lunaires et ses décoctions de bouse de corne, étonne par ses résultats, d'autant qu'elle ne coûte rien. " En tant que scientifique, témoigne Claude, je ne peux pas expliquer les énergies actionnées par la biodynamie... Tout ce que je constate, c'est que les sols sont extrêmement actifs. "

Si on se soucie plus du sol des vignes que de celui des champs de blé, c'est aussi parce que, plus que tout autre produit, le vin est associé au terroir - grande fierté du vigneron. Et, pour les Bourguignon, le terroir se niche d'abord dans les profondeurs. " Pour parler d'un vin de terroir, il faut que les racines plongent au contact des argiles et de la roche-mère, sinon c'est de l'usurpation ", précise Lydia Bourguignon, elle-même oenologue et capable de décrypter, en dégustant un vin, la composition du sol dans lequel il a poussé. S'interrogeant sur la complexe parcellisation de la Bourgogne réalisée du temps des bénédictins, les Bourguignon sont parvenus à prouver qu'il y a des sols adaptés au vin blanc ou au vin rouge. " Les sols ont une vocation, insistent-ils. Certains sont bons pour les céréales, d'autres pour les fraises, d'autres pour la vigne. Il faut arrêter de planter n'importe quoi n'importe où ! " Les Bourguignon militent, en passant, pour la biodiversité, et pour que les vignobles étrangers cessent d'essayer de faire du cabernet ou du chardonnay plutôt que leurs cépages autochtones. Pour eux, un vin qui excelle, dans sa minéralité comme dans sa complexité aromatique, c'est forcément un vin en parfaite symbiose avec son sol, reflétant sa richesse, nourri de sa vigueur.

Ce n'est pas un hasard si, épuisés par tant de batailles, ils s'imaginent parfois aller planter des vignes quelque part aux alentours de Cahors, et contempler les " jeunes plants qui sortent leurs petites feuilles toutes roses, dans le matin fumant ".

http://www.lemonde.fr/m/article/2012/01/27/la-terre-vue-du-sol_1634713_1575563.html

Vidéo  : http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=CGZtf_Srkqo