Reconstitution paléogéographique du monde (Afrique, Europe, Asie, Inde) à la fin du Crétacé, et répartition des adapisoriculidés découverts (en jaune gisements tertiaires, en vert gisements crétacés). D’après les études géologiques, l’Inde est, à cette époque (- 65 à -70 millions d’années), une grande île continentale complètement isolée. (Goswami et al. 2011, Fig 2)


Une équipe internationale de paléontologues1, dont Emmanuel Gheerbrant du Centre de recherche sur la paléobiodiversité et les paléoenvironnements (Muséum national d'Histoire naturelle/CNRS/UPMC), vient de découvrir en Inde de nouveaux restes d’adapisoriculidés datant de la fin du Crétacé (entre - 70 et - 65 millions d’années). Jusqu’alors, ces mammifères arboricoles énigmatiques n’étaient connus qu’au début du Tertiaire (entre - 65 et - 55 millions d'années) en Afrique et en Europe. Récemment, leurs traits arboricoles avaient conduit les scientifiques à les rapprocher d’un grand groupe de mammifères actuels2 comprenant les primates, ce qui en faisait les seuls placentaires modernes connus avant le Tertiaire. Mais suite à une analyse phylogénétique, les scientifiques viennent de montrer que les adapisoriculidés ne sont pas des mammifères placentaires modernes mais appartiennent à une branche primitivebien antérieure à la naissance de ceux-ci.

Les conclusions de cette étude montrent ainsi que :
- d’après les fossiles découverts, l’origine et la diversification des placentaires modernes ne sont pas antérieures au Tertiaire ;
- les adapisoriculidés, plus primitifs que les placentaires, ont survécu, quant à eux, à l’extinction des dinosaures terrestres, il y a 65 millions d’années, et ont colonisé plusieurs continents en traversant de présumées vastes étendues de mers par des voies énigmatiques.

Les résultats de cette étude sont publiés dans la revue PNAS.

Les débuts de la diversification des mammifères placentaires, marqués par l’émergence des 18 ordres actuels tels celui de l’homme (primates), des éléphants (proboscidiens) et des souris (rongeurs), restent une grande question de la recherche actuelle pour plusieurs disciplines. La paléontologie fondée sur les fossiles soutient une radiation3 rapide de nature « explosive » au début du Tertiaire, alors que l’horloge moléculaire fondée sur les espèces actuelles propose des dates d’origine plus anciennes, dans le Crétacé supérieur, voire inférieur, de plusieurs lignées actuelles.

L’un des problèmes pour la paléontologie est la distribution très inégale des fossiles découverts : ils proviennent en très grande majorité des continents du Nord de l’ancienne Laurasie4. En Inde, les nouveaux restes de mammifères qui viennent d’être découverts datent de la fin du Crétacé (entre - 70 à - 65 millions d’années). A cette époque l’Inde est une île. Elle s’est séparée du Gondwana il y a 120 millions d’années et est entrée en collision avec le continent asiatique il y a 55 millions d’années.

Les dents de ces mammifères indiens ont permis à l’équipe de les rapprocher d’une famille éteinte de petits insectivores obscurs et énigmatiques : les adapisoriculidés, auparavant connus dans le début du Tertiaire en Europe et en Afrique. Par ailleurs, leurs os des membres montrent qu’il s’agit de grimpeurs arboricoles spécialisés. Les scientifiques avaient donc conclu, dans un premier temps, que le groupe des adapisoriculidés aurait pu être apparenté à un grand groupe des placentaires arboricoles actuels qui comprend les primates et les dermoptères. Ces fossiles étaient les seuls témoins découverts qui s’accordaient avec l’hypothèse de la diversification des placentaires modernes avant le Tertiaire. Ils suggéraient également l’origine possible des placentaires dans la grande île indienne, issue de l’éclatement du Gondwana.

Les paléontologues ont fait une analyse phylogénétique détaillée des parentés des adapisoriculidés, y compris les fossiles indiens, parmi les mammifères placentaires et la plupart de leurs formes ancestrales connues au Crétacé. Cette étude confirme que les fossiles indiens sont bien des adapisoriculidés. Elle montre aussi qu’ils n’ont pas de lien direct avec les placentaires modernes, mais représentent en fait l’une des plus anciennes lignées ancestrales des placentaires. Celle-ci s’enracine bien avant la divergence des ordres modernes. L’Inde n’est donc pas le pays d’origine des placentaires et la diversification des placentaires n’est pas antérieure au Tertiaire d’après les fossiles connus, contrairement aux conclusions des études moléculaires.

L’étude indique que l’histoire des adapisoriculidés remonte à 100 millions d’années, et que le premier tiers de cette histoire (soit entre - 100 et - 70 millions d’années) nous est totalement inconnu. L’origine des adapisoriculidés se place soit dans le Gondwana (Afrique ou Inde), soit en Laurasie (Europe). Par la suite, à l’orée du Tertiaire (vers - 65 millions d’années), ce groupe a pu franchir de vastes étendues de mers et coloniser d’autres continents alentours en suivant des voies de passages encore énigmatiques.



1. University College London, University of Delhi, Brooklyn College, Stony Brook University, Muséum national d’Histoire naturelle de Paris (UMR 7207), Indira Gandhi National Open University, American Museum of Natural History
2. Les mammifères actuels (modernes) regroupent les monotrèmes, les marsupiaux et les placentaires. Les mammifères placentaires présentent le mode de reproduction le plus évolué : le jeune effectue la totalité de son développement dans l’utérus, au sein de l’organisme maternel. C’est le plus grand groupe de mammifères actuels (les primates et donc l’homme en font partie).
3. Une radiation évolutive ou radiation adaptative est une évolution rapide à partir d'un ancêtre commun d'un ensemble d'espèces caractérisées par une grande diversité écologique et morphologique. Chaque nouvelle espèce est adaptée à une niche particulière.
4. Supercontinent qui se sépara au Mésozoïque du reste de la Pangée (appelé dès lors Gondwana) avec l’ouverture de la mer Téthys.

http://www.upmc.fr/fr/salle_de_presse/communiques/origine_des_mammiferes_placentaires2.html