Tout est dit dans la loi. La corrida est en France une
exception à l’interdiction de pratiquer des «sévices graves ou actes de
cruauté envers les animaux» (art. 521 du code pénal). Elle est donc, de
fait, reconnue par le législateur lui-même comme un sévice grave ou un acte de
cruauté, mais qui, à la différence des autres, n’est pas puni.
Pourquoi cette impunité ? Parce qu’elle a lieu là où «une tradition locale
ininterrompue peut être invoquée». Voilà donc une pratique punie à Brest,
au nom de la “sensibilité” de l’animal (“sensibilité” reconnue par la
Loi n° 76-629 du 10 juillet 1976), mais permise à Nîmes ! Cette
aberration est fondée sur l’appel à la tradition, qui est un sophisme connu
depuis 2000 ans sous le nom d’argumentum ad antiquitam. L’excision est
également un rite millénaire, une pratique culturelle, une tradition
profondément ancrée. Pourtant, le même législateur l’interdit et fustige ce
relativisme culturel, qu’il invoque au contraire quand il s’agit de protéger le
«patrimoine» national, dans le cas de la corrida comme dans celui du foie gras
industriel. Ce n’est pas parce que l’on fait quelque chose depuis longtemps au
même endroit qu’on a raison de le faire. Tous les progrès sociaux ont eu lieu
contre les traditions. La tradition en elle-même explique mais ne justifie
rien.
Les aficionados d’aujourd’hui invoquent alors leurs illustres prédécesseurs :
Francis Wolff cite inlassablement Mérimée, Bataille, Picasso et d’autres. «Se
pourrait-il qu’ils ne fussent que des pervers assoiffés de sang ?» (le
Figaro, 15 août 2010). Non, bien sûr, mais il y a là deux sophismes. Le
premier est l’appel à l’autorité (argumentum ad verecundiam), puisqu’au
lieu de produire un raisonnement, on s’en remet à des noms dont l’exemple devrait
suffire. Le second est le sophisme «de la bonne compagnie», puisque l’on fait
référence non seulement à de grandes personnalités (autorité), mais encore à
des gens dotés d’un ethos respectable, d’une image positive, donc
insoupçonnables d’être associés à des pratiques détestables.
Le raisonnement sous-jacent est celui-ci : Mérimée, Bataille et Picasso sont
des gens biens. Or, ils aiment la corrida. Donc, la corrida est bonne.
Sophisme, bien entendu, puisqu’il n’y a aucun lien logique entre la sympathie
que peut susciter une personne et la légitimité des pratiques qu’elle apprécie.
Les personnes citées sont bonnes pour écrire ou peindre, pas forcément pour
avoir des jugements éthiques valables.
Qu’une pratique soit une inspiration pour l’art n’en fait pas forcément une
bonne pratique. L’art s’inspire de tout, y compris du pire.
De la même manière, on rappelle souvent que les aficionados sont des gens bien
intentionnés. Wolff * observe que «nul ne va à une corrida pour voir
souffrir un animal». C’est un sophisme «de la bonne intention». Que
le but de la corrida ne soit pas de faire souffrir n’implique aucunement
qu’elle ne fasse pas souffrir. La moralité d’une action ne se juge pas à l’aune
des intentions des acteurs. De bonnes intentions ne garantissent pas de bons
résultats et, réciproquement, de mauvaises intentions n’excluent pas de bons
résultats.
Pour mieux dissimuler cette absence de fondement logique, Francis Wolff et
d’autres, comme Alain Renaut, développent une «philosophie de la corrida» qui célèbre
le combat de l’homme contre la nature, «l’audace de défier un fauve pour la
grandeur du geste», etc. C’est en réalité très simpliste. D’une part, parce
que si tout ce que montre la corrida est ce vieux dualisme entre nature et
culture que tous les philosophes depuis Descartes ont dépassé, alors elle
décrit un monde et un système de pensée qui ne sont plus les nôtres depuis de
nombreux siècles. D’autre part, parce que le taureau «de combat» n’est pas un
être naturel, mais un produit extrêmement calibré, contrôlé, maîtrisé, un
chef-d’œuvre de l’élevage, donc de la culture**.
Mais ce qui frappe le plus dans cette littérature reste que les qualités
attribuées au taureau sont évidemment humaines. Ce n’est pas le taureau qui
voit ce que les hommes appellent un combat comme un «combat». Ce n’est pas lui
qui fait preuve de noblesse dans un coup de corne, d’héroïsme ou de bravoure
lorsqu’il continue de se défendre tout en se vidant de son sang. Ce sont les
hommes qui lui attribuent ces qualités humaines, pour rendre la comparaison
possible. La philosophie de la corrida repose sur une négation de l’altérité
radicale de l’homme et de la bête. Le taureau est «humanisé» pour pouvoir être
mis sur la même échelle de valeurs que l’homme qui le combat - et permettre ainsi
la comparaison, dans le seul but de pouvoir affirmer la supériorité humaine,
qui n’aurait aucun mérite si l’adversaire ne partageait pas les mêmes «vertus
cardinales».
Wolff souligne également que la mise à mort s’accompagne d’un rituel
expiatoire. Il dit ailleurs que cela revient à respecter le taureau comme un
dieu. Raisonnement une fois de plus ridiculement anthropocentrique : le taureau
se moque bien d’être respecté comme un dieu s’il souffre et meurt dans l’arène,
fût-ce en martyr. De la même manière, je ne peux pas justifier le meurtre
sacrificiel de quelque humain que ce soit par le fait que la codification de la
pratique manifesterait mon respect à son égard. C’est pourtant à cette
contorsion intellectuelle que se livrent les anthropologues auteurs d’ouvrages
savants pour justifier – au nom d’un rituelisme rédimant - les pratiques
cannibales de quelques peuples premiers***... Le fait d’avoir des règles, des
rites, un déguisement et, éventuellement, un grand respect pour sa victime,
n’excuse ni ne justifie en rien ce qu’on lui fait subir.
Si l’on pense que la corrida se justifie par ce plaisir que peuvent éprouver
certains hommes à y assister, qu’on le dise franchement. Mais qu’on cesse de
dissimuler derrière un écran de fumée métaphysique des raisons qui sont en
réalité beaucoup plus brutales.
JEAN-BAPTISTE JEANGÈNE VILMER
Ps – Si “lutte” il y a dans l’arène entre l’homme et l’animal, c’est une lutte
bien inégale... M. Wolf nous dit “qu’aucune espèce animale liée à l'homme
n'a de sort plus enviable que celui du taureau qui vit en toute liberté et
meurt en combattant”, mais on ne voit pas de quel combat il veut parler ?
Le seul combat est, au sens étymologique, l’agonie d’une bête affolée soumise
au bon vouloir de ses tortionnaires et, sauf accident regrettable, lorsque ses
sabots foulent la cendre de l’enceinte de sa sanglante mise à mort, les jeux
sont faits.
* Francis Wolff “Philosophie de la corrida” - 320 pages - 2007
Résumé de l’éditeur : La corrida a inspiré les plus grands artistes et
nombre de théoriciens. Mais nul, à ce jour, ne s'était aventuré à philosopher
sur elle. C'est le défi qu'a relevé Francis Wolff. A le lire, on comprend que
la corrida, parce qu'elle touche aux valeurs éthiques et qu'elle redéfinit
l'essence même de l'art, est un magnifique objet de pensée. La corrida est une
lutte à mort entre un homme et un taureau, mais sa morale n'est pas celle qu'on
croit. Car aucune espèce animale liée à l'homme n'a de sort plus enviable que
celui du taureau qui vit en toute liberté et meurt en combattant. La corrida
est également une école de sagesse : être torero, c'est une certaine manière de
styliser sa vie, d'afficher son détachement par rapport aux aléas de
l'existence, de promettre une victoire sur l'imprévisible. La corrida est aussi
un art. Elle donne forme à une matière brute, la charge du taureau ; elle crée
du beau avec son contraire, la peur de mourir ; elle exhibe un réel dont les
autres arts ne font que rêver.
** Voir les films insoutenables de Jérôme Lescure (Minotaure Films
- association créée en 2006 avec pour objet la production, la réalisation
et la distribution de films visant à dénoncer toute forme d’exploitation
animale). Voir notamment : http://www.minotaurefilms.com/html/videos_page/page_a_two_hour_killing_fr.html
*** “La tragédie cannibale chez les anciens Tupi-Guarani” Isabelle
Combès – Presses Universitaires de France 1993