028-300x224.jpg Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison, Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.



Amis de la science et de la volupté, Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ; L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.



Ils prennent en songeant les nobles attitudes Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;



Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin, Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.



Charles Baudelaire -1847« Les fleurs du mal ».



Que sont les chats ? Qui sont les chats ? Que nous disent-ils d’eux-mêmes, sur l’Être en général et sur nous en particulier ?

Pour qui vit dans l’intimité des chats ceux-ci sont un perpétuel sujet d’émerveillement. Certes comme tout paysage et comme le ciel changeant, ils ont leurs ombres et leurs lumières. Précisons qu’il est des animaux comme des hommes, certains sont acariâtres, grincheux, mal embouchés ou au contraire enjoués et aimables, beaucoup se montrent indifférents, vivant dans un monde à part, en marge du nôtre, des mondes parallèles quoique imbriqués l’un avec l’autre… que certains membres de la gent féline sont de fortes personnalités, font preuve d’une intelligence supérieure, mais que d’autres, comme nombre de bipèdes ordinaires, présentent des facultés intellectuelle médiocres, et qu’en sorte ils sont sans relief, sans grande présence et pour ne pas dire, atones.

Ajoutons enfin que les chats sont également comme « ces auberges espagnoles où l’on trouve ce que l’on y apporte » ; autrement dit que le chat – s’il est de bonne nature – vous rend ce que vous lui donnez d’attention, de considération, de soins et d’affection. À ceci près qu’il peut se montrer parfois un peu ingrat, pas plus cependant que nos propres enfants champions en la matière.

Mais à quoi bon lui reprocher un égotisme humain, trop humain, puisque nous nous l’avons confiné, pour notre agrément (et le sien !) dans une perpétuelle dépendance, celle-là même qui est le propre de l’enfance dans toute son inconscience… Ne nous étonnons point donc qu’il se comporte ainsi, à l’occasion, en enfant gâté (remarque valable aussi en passant pour la gent canine !) et que de servant il s’efforce de se faire maître en la demeure que nous partageons avec lui. Ne dit-on pas que c’est l’homme qui habite chez le chat, et non l’inverse ?

De toute façon chien ou chat, chacun doit, au sens littéral, trouver ses marques et apprendre à ne pas empiéter sur le territoire de l’autre car nos bestioles savent parfaitement nous imposer leurs volontés pour peu que nous leur portions une affection trop… marquée ! Jusqu’à nous envahir si nous ne savons pas fermement imposer – parfois manu militari – certaines limites. Ce pourquoi il importe de bien poser des règles, lesquelles ne sont pas aussi unilatérales qu’on l’imagine en ce que nos amies les bêtes savent elles aussi nous faire accepter leurs propres règles qui sont leurs habitudes, bonnes ou mauvaises, dont nous devons nous accommoder comme nous le ferions à propos d’une personne. Autrement dit, implicitement, quotidiennement, nous nous comportons à l’égard de nos amis comme avec des personnes, autant dire qu’implicitement nous leur accordons ce statut, même si celui-ci se situe à un rang « inférieur ». Nos animaux domestiques (domus = maison) appartiennent à la maisonnée (sans être des biens meubles comme en dispose le droit), en quelque sorte des membres de la famille…

Resserrons notre propos, nos petits familiers apprennent et connaissent vite les règles auxquelles ils se soumettent la plupart du temps de bonne grâce, même si cela contrarie leur nature comme par exemple de manger dans une assiette (le chat tire à lui sa nourriture), ou de se dresser en s’abstenant de prendre avec ses antérieurs la nourriture qu’on lui tend. Le chat à l’ordinaire saisissant sa proie à pleines pattes, toutes griffes dehors, y renoncer c’est évidemment, pour lui, prendre une posture contre nature ! Nous pourrions multiplier les exemples mais à quoi bon. La plasticité instinctuelle n’est pas le propre de l’homme et elle est plus diffuse parmi les vivants qu’on ne le croit généralement.

Ajoutons que les règles étant posées, il ne s’agit pas de les modifier à tout bout de champ parce Dame ou Sire Chat ont un sens aigu de l’injustice : il ne s’agit pas en effet de gronder nos animaux à contretemps ou de les rembarrer hors de propos, ils réagissent alors comme tous les enfants que nous connaissons, ils boudent, se mettent au coin le nez dans l’encoignure d’une porte, il faut alors aller vers eux, s’excuser, les câliner, leur parler doucement pour les dérider…

Bien sûr, ceux qui n’ont pas d’intimité avec les chats, ou qui vivent à côté d’eux comme ils vivent côte à côte avec leurs enfants, sans les voir vraiment, trouverons que notre vision par trop anthropocentrique…Laissons les dire !

Jusqu’ici, dans ce propos, rien de choquant, juste quelques remarques familières aux amis des chats. À bien y regarder cependant, nous avons commencé d’esquisser un parallèle mal sonnant entre animaux et humains, tous ensemble bêtes ou intelligents, doué de plus ou moins de personnalité, susceptibles de caprices et de prendre de mauvaises habitudes… Et ici la ligne de démarcation entre humains et animaux commence en effet à s’estomper tant les traits de caractères, la diversité des tempéraments se retrouvent à l’identique d’une espèce l’autre par-delà les divergences interspécifiques.

Rien de plus normal n’est-ce pas puisque la théorie de l’évolution de Wallace à Darwin (et plus encore depuis les progrès de la connaissance génétique), a établi nos origines communes (une sorte de musaraigne à l’époque de la grande extinction de la fin du Crétacé), et notre cousinage sur le grand arbre généalogique du vivant. Après tout 78% de nos gènes ne sont-ils pas déjà présents chez les invertébrés* ? Banal en théorie, plus difficile à admettre dans les faits que les bêtes puissent nous être à ce point semblables qu’elles soient un peu nous-mêmes – concédons qu’elles sont identiques mais sur un mode différent – au point d’être notre « miroir ».

Ce qui, et entre parenthèses, renvoie illico au débat sur les droits attachés, par essence, aux êtres vivant, à commencer par celui de n’être pas traités comme de la houille ou tout autre matière inerte. À savoir, le droit élémentaire de n’être pas tourmentés à satiété par une humanité psychopathe c’est-à-dire indifférente à la souffrance d’êtres si proches, si semblables à nous – lorsqu’on y regarde d’un peu près – par le psychisme (nous parlons des vertébrés en priorité, mais tout animal fuit la douleur et la mort parfois avec beaucoup d’intelligence : observez des fourmis confrontées à un tuyau d’aspirateur en marche, leurs réactions – instinctives diront d’aucuns – ne laisse pas de surprendre et leurs comportements de fuite et de résistance paraissent loin d’être strictement stéréotypés).

Entendons ici la clameur qui s’élève pour dénoncer l’anthropocentrisme de ceux qui prêtent aux animaux des sentiments humains projetant sur eux leurs phantasmes et se voyant eux-mêmes dans le miroir de leur animal de compagnie. C’est en vérité l’ancienne controverse qui se prolonge : les animaux ont-ils une âme ou pas ? Traduit en langage laïcisé cela revient à se demander si l’animal est d’une autre essence que l’homme ou bien, en terminologie matérialiste, si l’homme n’est pas qualitativement radicalement autre, différent de l’animal, autrement dit qu’il existerait une discontinuité radicale entre monde humain et monde animal ?

Il était d’usage de dire que le rire est le propre de l’homme, le rire à gorge déployée peut-être mais tous les familiers des chats savent que les chats rient, silencieusement certes (et les chiens aussi mais plus discrètement)… ce pourquoi le chat dans son humanité, ce qu’il a en commun avec nous (et il ne s’agit pas d’un simple reflet, le « miroir » n’est pas la seule image fugace qui glisse à sa surface) nous renvoie à nous-mêmes. Comment peut-il être simultanément « nous » et être si radicalement « autre » ?

Nous ne pouvons que nous reconnaître en lui (exercice évidemment plus délicat avec Miss limace des mers et ses 78% de gènes partagés) et nous percevoir dans une radicale altérité. Nous est un autre** ! À ce titre, sans doute faut-il désormais rompre avec l’idéologie judéo-chrétienne de la discontinuité du vivant et revenir au socle d’un certain naturalisme au plan philosophique ; mais il s’agit d’une philosophie existentielle en ce qu’elle est appelée à orienter notre regard sur le monde et à diriger nos comportements. Naturalisme suivant lequel l’unité du vivant doit se penser suivant l’ordre général du cosmos. Une forme renouvelée de panthéisme nous rappelant que tout vivant participe de l’Être universel comme de l’être singulier de par sa nature psychique (ψυχὴ, psyché, l’âme). Nous est un autre et le chat, miroir de nos âmes, nous le dit chaque fois que nous croisons son regard de sphinx étoilé de tous les sables de l’Orient indicible…

Jean-Michel Vernochet
  • Prachumwat & Li « Gene number expansion and contraction in vertebrate genomes with respect to invertebrate genomes » Genome research Feb. 2008 pp 221-232.
    • Arthur Rimbaud « Je est un autre » – Lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871.