Dans nos pays, où toute trace de la forêt feuillue originelle est effacée, la rêverie seule peut s’aventurer sous les chênes des temps anciens, quand l’homme ne s’éloignait des lisières que dans la coulée de l’auroch ou du cerf, seul sentier alors offert à l’audace comme à la peur. Elle rassemblera les images du mythe, du conte, des récits les plus anciens, comme celles des peintres et des graveurs de la forêt terrible, d’Altdorfer à Gustave Doré, des photographies de jungle équatoriale et quelques séquences « d’enfer vert » (sans aucun souci de cohérence écologique), les paroles de l’oiseau à ce pauvre ahuri de Siegfried, la pénombre orchestrale où Golaud va vers la fontaine qui empoisonne l’espérance. Les leçons prudentes des historiens n’ont rien à faire là-dedans : la forêt disparue rejette sans fin dans l’imaginaire. Il suffit d’une promenade d’enfance dans les grands bois, fût-ce entre des lignes de Perrault, pour (ré)amorcer un cheminement de pensée où l’on quitte aussitôt les chemins raisonnables, attiré par le vertige de cette ombre vivante qui promet une lumière plus vive que celle des routes communes, une paix à la mesure de l’effroi – sinon, car la tentation est ambiguë, quelque pacte pour un savoir dont on sait seulement qu’il s’approfondira dans le renoncement au jour.

La forêt, c’est là où l’on se perd. Qui en a fait l’expérience sait ce que dérouté veut dire : plus d’échappée. On est dans un désert fait d’une surabondance de signes. Notre attention n’est pas à leur mesure, qui veut le regard aigu du chasseur ancien, ou l’instinct dans sa parfaite légèreté. Tant de repères et aucun repère. On se souvient alors des recettes scoutes : on cherche le nord à l’épaisseur des mousses sur les troncs – mais encore faut-il avoir un semblant de carte en tête. On aimerait bien grimper à l’arbre le plus haut, quitte à ne découvrir qu’une lumière inquiétante ; mais l’arbre le plus haut a dix mètres de fût complètement lisse. Alors on avance au hasard, comme le chevalier ou la petite gardeuse d’oies. Il arrive qu’on voie passer des bêtes, qu’on envie : elles connaissent toutes un chemin. Bientôt, et c’est une loi du genre, les arbres qui nous accompagnaient immobiles se mettent à marcher avec nous ; c’est tout un peuple qui nous cerne et nous précède, reconstituant sans cesse ce territoire peut-être infime où nous avançons infiniment. La forêt dessine un labyrinthe primordial plus terrible que celui des mythologies, car c’est l’infinité des repères qui piège.

Comme le mirage des sables c’est l’eau, celui des forêts c’est la lumière. Celle d’en haut, une ironie : on veut une lumière à hauteur d’homme, saisissable enfin à pleins bras quand on écartera les derniers branchages. Le mirage des forêts, c’est la fenêtre éclairée, de l’ermite ou de l’ogre, ou bien le regard du bord de source dont on peut craindre qu’il nous damne. Car tout ici est trahison. Parce que la forêt n’est rien d’autre qu’une immense noria du noir d’en bas qui se déverse dans le défaut des éclaircies, même en plein midi. La forêt tire des lacs entiers d’obscurité de la nuit des profondeurs. Et ce que nous attendons fébrilement dès lors que nous sommes perdus dans les bois, c’est la prairie ou le champ, au pire la clairière, en tout cas un lieu où il n’y aura pas d’arbres, c’est-à-dire pas de vecteurs d’ombre, pas de verticalité complice. Civiliser, serait-ce alors combler tous ces puits d’ombre dans le jour, établir un territoire pour l’accomplissement calme des yeux, dénier au ciel son amusement de nous voir marionnettes au bout des fils de soleil, au fond d’un théâtre d’arbres marmonnant d’éternelles histoires d’ombre ?

Quand les premiers agriculteurs s’en prennent à l’espace forestier d’Europe occidentale, plaines, collines et basses montagnes sont pour une bonne part sous la domination des arbres. Les pins, qui ont connu leur phase d’extension maximum vers -8000, ont alors cédé les meilleures places aux feuillus, et ceux-ci vont connaître un apogée trois fois millénaire sous la dynastie des chênes. Mais qu’on n’imagine pas la forêt primitive comme une sorte de Tronçais en moins propre. C’est un mélange d’essences de tous âges, où le chêne, dominant, est associé à d’autres grands arbres comme l’orme, le frêne, le tilleul, le merisier, parfois le charme, les érables, le hêtre. Cette forêt, plus ou moins dense selon les conditions de milieu, dominée par des arbres très âgés, est trouée d’éclaircies là où les plus vieux sujets se sont abattus, où les tempêtes ont couché des chablis. Il arrive aussi que la foudre allume des incendies qui offrent des espaces bienvenus au semis et à la pousse des essences de lumière – incendies qui ne sont sans doute pas tous naturels : des feux d’origine humaine, feux de rabatteurs en particulier, ont pu survenir bien avant les défrichements des agriculteurs. De leur côté, les grands herbivores forestiers ont un impact non négligeable sur le maintien, voire sur l’extension des espaces ouverts. Il n’en reste pas moins que, dans leur plénitude, les massifs ont une allure de forêt confuse, nullement accessible comme nos futaies, pleine d’obstacles au sol où le bois mort s’empile. Un sous-étage d’arbustes et de lianes, où souvent le noisetier abonde, accompagné par l’aubépine, le houx, la bourdaine, le chèvrefeuille, les ronces, le lierre, est doublé d’une strate arborescente intermédiaire peu homogène, à la croissance régulée par les vieux arbres dominants aux cimes plus ou moins clairsemées.

Forêt de Białowieża, ancienne forêt primaire d'Europe

Les chênes n’y ont pas la physionomie trapue qu’affichent de nos jours de vieux sujets isolés (après avoir inspiré les graveurs du XIXe siècle). La plupart d’entre-eux sont des arbres à fût élevé, dégagé, très propres à décourager les Petit Poucet. Celui qui fut sorti du Rhône au début du siècle, avec ses 42 m de longueur subsistante et son fût de près de 2,90 m de diamètre à la base, témoigne sans doute de ce que pouvaient être les grands arbres de la vieille forêt feuillue primaire de l’Europe moyenne. Les druides n’avaient pas le vertige. « L’énormité des chênes de la forêt hercynienne (ancienne Germanie occidentale) dépasse toute merveille, dit Pline, (leurs) racines, se rencontrant et se repoussant, soulèvent de (véritables) collines ou bien, si la terre ne suit pas, s’arc-boutent comme des lutteurs pour former des arcs jusqu’à hauteur des branches mêmes, ainsi que des portes béantes où peuvent passer des escadrons de cavalerie » [1]. Dans le Sud, la chênaie pubescente originelle s’apparentait sans doute davantage aux images romantiques de la forêt des contes : le chêne blanc, même en forme libre, conserve en général un fût assez court ; s’il s’élève, il est peu régulier ; avec l’âge, ses branches maîtresses, qui peuvent devenir énormes, tendent à s’étaler. Le chêne vert, qui fait des forêts sombres, étiole ses basses branches et peut développer, avec les siècles, un fût dégagé relativement élevé. Chez les feuillus de nos climats, ses peuplements les plus anciens sont ceux où règne dans son plus « religieux mystère » l’obscurité de la « forêt-cathédrale », même si les troncs sont loin d’avoir l’élan des grands chênes caduci-foliés.

Fréquentée par les chasseurs-cueilleurs, qui s’y repèrent grâce à leur attention constante aux signes de l’environnement, signes qu’ils complètent au besoin en semant des traces de leur passage, la forêt n’est habitée que de façon provisoire, lors des campements de chasse ou de cueillette. Il n’est pas impossible qu’on y ait ouvert volontairement, brandon en main, des trouées pour favoriser des plantes à baies amies des clairières, voire des affûts où surprendre des ruminants sylvestres attirés par l’herbe haute. Les groupes humains vivent dans les espaces ouverts, à l’adret des collines, sur les terrasses alluviales près des rivières ou encore au bord des lacs, de la mer. On vit plus près de l’eau et du rocher que de l’arbre. En même temps que le bois est requis par toutes les techniques (on a parlé à juste titre du Néolithique comme de « l’Age du bois »), pour les cabanes, les palissades, les pirogues, les pontons, et la plupart des objets de la vie quotidienne, qu’il assure la pérennité du feu, les sociétés s’édifient le dos tourné à la forêt. Assurées de réserves inépuisables derrière elles, c’est dans le territoire accessible aux regards qu’elles construisent le futur.

Est-il possible d’imaginer comment, au début des temps néolithiques, les hommes considèrent la forêt ? Quelles traces interpréter ? Les premiers témoignages écrits, déjà bien tardifs, qui évoquent une association entre l’arbre, les croyances et les cultes, peuvent-ils aider à entrevoir une perception originelle, dont la nature et l’expression restent forcément hypothétiques ? Les bois sacrés de l’Antiquité, dont la présence est aussi bien attestée chez les « barbares » que dans les mondes grec et latin, sont-ils comme le saint des saints d’un espace forestier qui, à l’origine, eût relevé tout entier du sacré ? Sont-ils les vestiges d’une dévotion depuis longtemps perdue sous sa forme première ? Dans quelle mesure ces espaces préservés ont-ils contribué, dans une fonction d’alibi, au recul général du manteau forestier ? Est-ce au renversement des relations à la terre qui s’opère à l’avènement de l’agriculture qu’on doit la prise en compte formelle de l’arbre et de la forêt comme lieux du sacré ? On ne voit jamais de représentations d’arbres, ni d’aucun végétal, dans l’art pariétal du Paléolithique supérieur, époque où les grands froids du Wûrm ont beaucoup fait régresser le couvert forestier, où la chasse est l’activité majeure de ceux qui occupent, en Europe, les zones méridionales et occidentales préservées des glaces. Le retour en force de là forêt, à l’Holocène, aurait-il pu alimenter une mémoire collective de l’arbre comme ennemi des sociétés, défenseur du monde animal dont la chasse devient alors plus difficile que dans les milieux ouverts ? Mais l’arbre n’est pas davantage présent dans l’art de la plupart des sociétés qui ont été, et sont parfois encore, en contact étroit avec la forêt « vierge » : c’est l’animal qui occupe toute la scène des représentations plastiques, et une bonne part de celle des mythes. L’arbre et la forêt auraient-ils eu davantage fonction de décor, au mieux de témoin, que d’acteur à part entière dans le jeu des croyances ?

L’un des paradoxes premiers des relations entre les sociétés occidentales et le monde des arbres tient à l’affirmation (sans doute tardive, mais c’est elle qui fait encore l’arrière-plan de nos représentations modernes de l’espace forestier) d’une sacralité qui a pour corollaires majeurs, dans les faits, la précocité comme l’étendue des défrichements. Que les temps chrétiens aient mis la dernière main à l’œuvre du paganisme, cela s’accorde à leur volonté d’éradiquer celui-ci en même temps que son territoire d’élection (supposé) ; mais la destruction de la forêt primaire était en grande partie accomplie dans le sud et l’ouest de l’Europe lorsque les moines du Haut Moyen Âge empoignent une vertueuse cognée. Comment comprendre, dans le monde antique, la « mise en défens » de certains espaces forestiers reconnus comme sacrés, en rapport direct avec le divin, et alors rigoureusement intouchables ou accessibles seulement après un laissez-passer sacrificiel, dans un contexte de déforestation intense, où les récits de conflits et de conquêtes font souvent état d’abattages massifs de forêts et même des bois sacrés de l’ennemi ? Nulle part il n’est jamais dit que la forêt ni les arbres soient « aimés » pour eux-mêmes, dans le sens que nous accordons aujourd’hui à ce verbe. Tout au contraire, la perception antique de la forêt « sauvage » s’apparente à la répulsion et à l’effroi. Sentiments qui, sans doute, ne vont pas sans l’appréhension d’une dimension sacrée, mais n’appellent aucune reconnaissance, aucun respect qui ne soit en même temps défensif. Aussi peut-on penser que l’arbre a très tôt caché la (défaite de la) forêt. La persistance de beaucoup de vieux chênes dans l’espace rural, à travers les siècles, certains jusqu’en notre temps, malgré la transformation profonde du manteau forestier subsistant, semble bien attester aussi que la fonction de garant symbolique du respect ou de la crainte a primé sur un respect qui aurait pu concerner le monde des arbres pour lui-même, dans sa manifestation de « force » indivisible. Nos ancêtres néolithiques n’étaient en rien des écologistes avant la lettre. On constatera plutôt que l’agriculture ne peut aller sans la séparation de l’arbre et de la forêt, celle-ci reculant alors vers l’originel et la « sauvagerie », état qui ne se reconnaît jamais qu’à distance – l’arbre, lui, se faisant allié de dévotion, et un jour simplement amical, dès lors qu’il s’intègre à l’espace humanisé, campagne ou village. S’il reste des chênes christianisés au cœur des forêts (où ils tiennent lieu de rappels rassurants de l’ordre extérieur), bien plus nombreux sont ceux qui, au bord des chemins ou dans les hameaux, confortent la rupture instituée depuis des millénaires à l’égard des confusions de l’inculte.

Prodigieuse auprès de la nôtre, la longévité des grands chênes en fait des familiers du temps. Statut qui suscite la déférence dans des sociétés où le vieillard (celui qui dépasse la quarantaine) devient un détenteur vénéré de la mémoire du groupe, une voix de sagesse. Respect, donc, mais doublé de crainte, voire de soupçon ; car ces arbres infiniment éloignés des contingences humaines, déjà capables de renaître à chaque printemps après avoir vécu la déroute solaire jusqu’aux portes de la mort, quelle histoire perdue ont-ils accompagnée ? Plus vieux que la mémoire, ce sont les témoins vivants du passé mythique, à « la condition presque immortelle, respectés par le temps et contemporains de l’origine du monde » [2]. Ils se confondent avec les pères anciens, cette « race d’hommes sortie du tronc des chênes durs, (sans) traditions ni usages », qui furent les premiers habitants du Latium, selon le récit d’Évandre à Enée [3]. C’est dans leur forêt profuse des bords du Tibre que l’héritier de Troie va fonder Rome, s’assurant un territoire en continuité temporelle avec les Immortels, via l’être terrestre qui leur est le plus étroitement apparenté, et sa progéniture ambiguë [4].

Les chênes sont aussi parmi les plus grands arbres de nos climats. Aucun feuillu ne s’aventure aussi haut dans le domaine des dieux et des oiseaux. Privilège qui leur est lourdement compté les jours de fureur céleste : bien plus que les autres essences, le chêne est foudroyé – sans qu’on puisse encore en trouver des raisons écologiques ou biologiques satisfaisantes. Les décomptes des forestiers le placent largement en tête sur les échelles de sensibilité à la foudre. Cette vulnérabilité particulière, qui ne pouvait échapper à l’homme ancien, associait d’emblée le chêne et l’éclair, attestait une relation, aussi énigmatique fût-elle, entre l’arbre et les puissances du feu céleste. Chez les Germains, les chênes sacrés étaient des arbres marqués de leur sceau.

Mais ce feu qui frappe l’arbre est d’une étrange nature, quasi double : son éclat, où le ciel semble se fendre, ouvre le passage aux pluies les plus généreuses, sinon les plus dévastatrices. Et le chêne majeur des bois sacrés s’élève au voisinage d’une source, en un lieu où se relient les éléments, où se résolvent les contraires. Ses esprits compagnons, les dryades [5], nymphes des forêts, et les hamadryades qui vivent dans le chêne même et meurent avec lui, sont de nature féminine. Association contradictoire ou complémentaire ? Car l’arbre déjà désigné par le dieu tonnant est aussi, par ses fruits, l’image du sexe mâle : balanos ou glans, les mots grec et latin, de même étymologie, qui désignent le gland, s’appliquent aussi à celui de l’homme. Les temps historiques, offerts à un dieu mâle, auraient-ils censuré l’anima du chêne ? Dans les langues latines modernes, la forêt appartient toujours au genre féminin, tandis que l’arbre est masculin. Dans les mondes grec et latin antiques, l’arbre est féminin, ses fruits sont neutres, si ce n’est le gland, lui-même féminin ! « L’arbre qui cache la forêt », serait-ce donc plus qu’une locution proverbiale ? Car l’arbre mâle, l’arbre moderne pourrait-on dire, dans sa verticalité rassurante tendue vers le jour sublime, a bel et bien fait écran devant l’horizontalité profonde, sans fin, de la forêt qui se dilue dans l’obscur. S’il en est le principe fondateur, l’arbre est aussi une quasi-antithèse de la forêt. Cette opposition, qui s’ajoute à la dualité de sa propre nature, doit rester à l’arrière-plan de tous les essais de compréhension de leur histoire commune.

L’oracle le plus ancien du monde grec, Dodone en Epire, était associé à un chêne. Ulysse s’y rendit afin « d’entendre signifier par la haute chevelure du divin chêne le conseil de Zeus : comment retourner au gras pays d’Ithaque » [6]. Le dieu parlait dans un bruissement de feuilles, que trois officiantes interprétaient. Une colombe noire venue d’Egypte, dit la légende, s’était posée dans les branches de l’arbre sacré. « Parlant avec une voix humaine (elle aurait déclaré) qu’il fallait établir en cet endroit un oracle de Zeus » – tandis qu’un oiseau-sœur se rendait en Lybie, initiant un oracle d’Ammon. Hérodote, qui conte l’histoire dans son habituelle distance critique à l’égard des fables, attribue à des prêtresses égyptiennes, capturées et vendues comme esclaves en des temps reculés, l’instauration du culte prophétique ; d’autant plus, dit-il, que « les règles de l’art divinatoire appliquées à Thèbes en Egypte et à Dodone se trouvent fort ressemblantes ». Le hâle et les cheveux noirs de ces femmes, leur langage étranger « semblable au ramage des oiseaux », auraient fondé la légende des colombes [7]. Les mythologues modernes optent pour des commentaires plus subtils, car les colombes interviennent en d’autres lieux de l’histoire compliquée des Olympiens. À Dodone, le culte à un Zeus prophétique s’était substitué à celui d’une divinité féminine, Dioné (plus tard latinisée en Diane), déesse du chêne et de ses colombes, pour les uns avatar de Rhéa, mère de Zeus et déesse du chêne, pour d’autres épouse ou fille du dieu. L’important, ici, est de rappeler l’antériorité des figures féminines du chêne sur l’image mâle qui reste associée à « l’arbre de Jupiter » : c’est vraisemblablement une déesse-mère qui habite la forêt originelle ; son arbre d’élection, qui reste cependant du genre féminin dans la langue grecque (drus), lui a été dérobé par le dieu mâle tard venu. L’Artémis pure et sanguinaire en perpétuera tardivement la virginité et la sauvagerie natives. Qu’on ne l’imagine pas sous les traits d’une matrone bienveillante : la Grande Mère des forêts préside aux rites du renouvellement des cycles cosmiques, longtemps demandeurs de sacrifices humains. Elle parraine le meurtre annuel du « roi-chêne » des plus anciens cultes de la végétation, éphémère époux de la déesse, dont le sang et les membres iront féconder la terre cultivée gagnée sur la défaite des arbres. La mauvaise fée, la sorcière mangeuse d’enfants, femmes de la forêt, sont de sa lignée.

L’appréhension commune de l’arbre « sacré », dans nos cultures, reste sous l’influence majeure du romantisme allemand et de son imaginaire des forêts comme lieu fondateur de l’émotion, du sentiment poétique et de l’élan vers le divin. Notre vision de l’arbre en représentant accompli des forces essentielles de la nature s’invente une origine dans l’image supposée d’un arbre adoré pour lui-même ; elle s’apparente à des représentations qui ont eu cours (et persistent çà et là) dans des sociétés en contact étroit avec la forêt ; elle conserve une dynamique spirituelle dont on aurait tort de sourire ; mais elle néglige l’arbre dans sa situation majeure d’intermédiaire entre l’en-bas et l’en-haut, de médiateur attentif dans l’étendue de ses quêtes vers la nuit et le jour. Ce qu’on voit privilégier, dans la logique d’un temps de sacralisation de la nature pour elle-même, c’est l’arbre-être divin qui serait par lui-même un interlocuteur, l’un de ces sages non-humains vers lesquels se tourne une société sans repères de sagesse chez les hommes. Tenter de comprendre le rapport ancien avec les arbres appelle ce réajustement préalable : ce n’est pas l’arbre qu’on a vénéré, mais la puissance qui le traversait ; c’est la forêt plus que l’arbre lui-même qui est la demeure des dieux, où les dieux trouvent une démesure à leur mesure.

Et cela sous-entend l’aptitude à la substitution, puisque beaucoup d’arbres, dans la catégorie qui intéresse une croyance, sont des vecteurs potentiels de la communication avec les êtres surnaturels. La multiplicité des mêmes arbres, des chênes en particulier, n’est pas pour rien dans le paradoxe sacralité/destruction : la divinité ou les divinités qui se manifestent à travers les arbres auraient-elle besoin de tous ces intercesseurs alors qu’on voit bien que les plus vieux arbres eux-mêmes sont mortels, qu’ils finissent par s’effondrer ? Si le dieu ou la déesse est unique dans son champ d’influence, ses porte-parole sont potentiellement infinis. Il suffit qu’il reste assez d’arbres pour constituer un territoire idéal que la divinité se devra de fréquenter, incapable qu’elle est de contourner la restriction de l’ordre symbolique inventé, comme en toute innocence, par les hommes. Infiniment ancienne est notre aptitude à convertir l’inatteignable en une représentation, idole ou symbole, qui libère (ou du moins favorise) l’accès à la réalité où l’inatteignable s’incarne, forêt, fleuve, océan, veines des métaux profonds. Tout en aidant à l’appropriation du monde, le stratagème, en syllabes de pierre, d’os, d’ocre pilé, de corde pincée, suscite l’art, outre-discours, poursuite d’un dialogue interdit aux paroles communes – et en même temps leurre, miroir oblique où le dieu, sous sa propre image qui se brouille, voit l’homme, dès la première invocation, déjà tourné vers ailleurs. Il en résulte le couple religion/spoliation dont l’histoire des forêts, en Occident, est l’une des chroniques les plus fidèles.

La forêt, qui est pourtant tout autre chose que la somme de ses arbres, en devient donc divisible : quelques arbres, dans les cultes, peuvent résumer la forêt ; les arbres sont moins importants que la voix susceptible de les traverser. Reconnus comme la résidence préférée des dieux, ou bien désignés au dieu qui ne peut faire autrement que de les préférer puisque leur charge de foi les distingue désormais de tous les autres arbres, ces intermédiaires rassemblent la société dans une même adhésion, non à un quelconque pouvoir de l’arbre lui-même mais à une nécessaire fonction médiatrice. Celle-ci sera le plus souvent requise dans des cultes étrangers, du moins au premier degré, au domaine propre des arbres – ainsi, on s’adresse à Cérès, déesse des moissons, par l’intermédiaire d’un chêne. L’arbre consacré est un investissement social, et les sociétés gagnent beaucoup dans l’affaire : la garantie de communication avec le divin, un gage majeur d’identité (nos dieux nous appartiennent), et la liberté d’étendre leur territoire sur l’espace forestier implicitement désacralisé. Car les privilèges reconnus à l’arbre ne vont jamais sans un recul de la forêt dans la reconnaissance des peuples. Qui attente à l’arbre attentera en même temps au dieu et à la société qui l’invoque. On comprend alors la désinvolture des conquérants : les dieux amis de nos ennemis sont nos ennemis [8].

« Silua (la forêt) est devenue lucus, bois sacré, ou nemus. Les trois termes relèvent du sacer [sacré] ; mais silua est du côté du tremendum (du sauvage, du non encore exploité par l’homme) ; alors que lucus, lui, est toujours consacré par l’homme : reconnu comme numineux [9], et vénéré comme tel, il est déjà du côté de l’ordo rerum [ordre des choses] » [10]. Lucus s’apparente à lucere, « briller », « éclairer », et fait allusion à la clairière. Dans l’antiquité italique, ce terme évoque toutefois un lieu sombre, effrayant, qu’il était interdit de modifier de quelque façon que ce fût. Tandis que le nemus est « le bois sacré “humanisé” de la tradition hellénique et hellénistique », « dans lequel, du moins à l’époque impériale, l’élément sacré est en régression devant l’élément esthétique » [11]. Nemus dérive du verbe grec némô, « partager », « attribuer à un troupeau la partie du pâturage où l’on mène paître », « conduire au pâturage » (d’où, aussi, « nomade »). Chez plusieurs auteurs latins, nemus désigne clairement la forêt pâturée. On retrouve ici la relation : ouverture des forêts par les sociétés pastorales / définition d’un territoire semi-forestier humanisé / instauration d’un lucus qui, à l’origine, est un reste de la forêt primitive. Et l’on ne peut que s’interroger sur cette conversion de la clairière sacrilège, gagnée par l’incendie ou l’abattage sur la silua première, sœur des temps d’avant l’homme, en une enclave-témoin des confusions de l’inculte au beau milieu du territoire calme du berger et du laboureur, sinon dans l’espace urbanisé. Lieu sombre paradoxal dans un espace ouvert, résumé de la forêt terrifiante très à distance de celle-ci, le lucus est une sorte de condensé d’originel. Clairière inverse, il réintroduit dans l’espace humanisé un lieu d’effroi sacré dont il est vraisemblable de penser qu’il répète l’obscurité fondatrice, la terreur première, celles qu’il fallait surmonter pour transformer le monde.

Pourquoi jouer à se faire peur ? Pourquoi conserver des témoins de l’état ancien ? S’agit-il de rappeler les terreurs ancestrales ? D’affirmer le prix de la distance chèrement acquise de la futaie à la cité, de consolider périodiquement, par le sacrifice, des limites dont on sait qu’elles ne sont jamais infrangibles ? Et qu’en est-il du grand holocauste du peuple des arbres ? Est-il définitivement oblitéré par cette sorte de fétichisme qui fait conserver des traces de la victime là où l’avenir se construit, justement, dans l’opposition la plus radicale à sa mémoire ? Fétichisme et culpabilité s’apparient volontiers. Ne faudrait-il pas, alors, faire la part d’un remords secret des défricheurs : il a une place vraisemblable dans la genèse des croyances et des cultes en rapport avec les arbres. Remords qui ne peut tenir au seul fait d’avoir détruit, par nécessité, la demeure des dieux anciens, mais qui touche aussi au refoulement d’un meurtre obscurément voulu et savouré. Car n’est-il pas intolérable que les pères survivent à leurs enfants de façon aussi ostensible, tout en gardant leur sagesse pour eux, ne la partageant que dans l’énigme, dans l’éparpillement des feuilles ? Le sacrifice saisonnier d’un adolescent à la mère, généreuse et terrible, des gibiers et des moissons premières, n’aurait pas eu alors pour seule fonction de garantir par un sang jeune la pérennité des cycles, la permanence des fécondités, mais aussi de payer les intérêts d’une dette originelle que son énormité empêche de nommer. Le dragon des contes, au souffle de feu, qui réclame le tribut (parfois hebdomadaire) d’une jeune fille, est un être des forêts. Serait-il né de l’incendie des possessions anciennes de la Grande Mère, dont il perpétuerait la colère dans les siècles ? Il exige, lui, une nourriture féminine et vierge, seule à même de s’incorporer à la substance de l’esprit des terres sauvages, de compenser le vieillissement du monde [12]. Si l’on fait taire un instant le remue-ménage des dieux, à la fois régi et amplifié par les cultes, il est peut-être possible d’entendre comme la sourde et interminable réplique du séisme originel : le viol et le meurtre de la forêt-mère, préalables obligés de l’appropriation de la nature, du règne d’un temps humanisé.

Forêt de la Sainte Baume

Dans l’antiquité méditerranéenne, la répétition des sacrifices et des rituels associés, soit aux nouveaux défrichements, soit à la coupe périodique des taillis du nemus, soit à la célébration de la divinité du lucus, évoque, bien en-deçà de l’adresse aux dieux, la réminiscence des actes fondateurs de la déforestation. Une véritable codification de la relation au domaine boisé ou à ses vestiges consacrés est mise en place ; certains gestes y répètent l’abattage originel. Dans la Rome des premiers siècles de notre ère, le culte annuel rendu à la déesse Dia (Cérès) impliquait un (ré-) éclaircissement préalable du lucus, lequel « est autant une aire permanente au sein d’un bois, que le résultat d’un élagage qui s’imposait à chaque fois que l’on voulait rencontrer la divinité dans son bois sacré ». Comme il est probable que « les prêtres ne touchaient pas à cette clairière avant le sacrifice de Dia suivant, elle devait être envahie de nouvelles pousses et de branches […]. Ainsi l’établissement de la clairière était une nécessité et un préalable au sacrifice célébré dans le lucus. » Avant d’entrer dans le bois, où l’on sait que croissaient au moins des chênes verts et des lauriers, et d’accomplir l’éclaircie, le magister de la confrérie dévolue au culte de la déesse immolait deux jeunes truies sur l’autel situé à l’entrée du bois, afin d’expier et l’émondage, et « le travail à faire ». Laissé toute l’année à la seule disposition de la divinité, ce bois n’était pénétré que par les prêtres, soit à des fins sacrificielles, soit pour un entretien en relation avec le culte, comme l’enlèvement du bois mort, qu’on brûlait lors des sacrifices. Toute souillure, notamment par des cadavres, était proscrite. Comme les données relatives au temple de Dia ont leur analogue à propos d’autres sites latins, on peut « considérer qu’elles correspondent aux règles concernant tous les bois sacrés du monde italique et à la description du bois sacré comme un lieu touffu et impénétrable ». Le culte à Dea Dia durait trois jours, les deux premiers dans un sanctuaire urbain, le troisième dans le lucus. Ce que l’on sait des modalités du culte dans la ville même montre qu’il n’y avait pas de sacrifice expiatoire, que les célébrants « s’adressent à la divinité comme à un concitoyen alors que, dans son bois sacré, ils la rencontrent en tant que divinité, dans toute son altérité. C’est de la tension entre ces deux types d’approche des dieux que naissait la représentation de (leur) nature, éminemment supérieure aux hommes, mais pourtant accessible, et partie prenante dans la respublica » [13].

Dynamique du sacré qui conduit à la question de son origine : les dieux n’auraient-ils, ici, trouvé leur définition que dans l’établissement du lucus initial (c’est-à-dire par le défrichement) ; la simplification, sinon la mise en ordre de l’espace forestier « civilisant » les divinités, leur octroyant une parole saisissable par les hommes ? Perçue comme « numineuse », la forêt n’en est pas moins impénétrable comme sens autant que comme milieu. Il arrive, parfois, qu’elle parle, annonçant par une voix mystérieuse l’imminence d’un événement grave pour la vie de la cité, ou délivrant un oracle. Chez les Latins, c’est le plus notable des pouvoirs du dieu Faunus, à la nature et au sexe indécis, parfois mâle, parfois femelle, expert aussi en mauvais tours – car il s’amuse à effrayer les humains par ses apparitions-surprise, par des voix de nulle part qui restent souvent incompréhensibles. Certaines de ses formes représentent une menace pour la jeune mère et son enfant. Capables de prophétisme, oracles premiers, ces dieux archaïques de la forêt sont cependant trop capricieux pour qu’on puisse les mettre à contribution dans l’opération de jalonnage de l’avenir où, à travers l’acte divinatoire, les sociétés antiques investissent une bonne part de leur énergie cultuelle. Quand on ne s’en fait pas des alliés en leur offrant un espace de rencontre ritualisé, c’est-à-dire un temple où le dialogue devient possible dans les normes de l’invocation et du sacrifice, il importe de les tenir à distance : « pour que l’homme puisse habiter sans risque sur le sol de la cité, il fallait préalablement que soient expulsés les démons encombrants qui pouvaient s’y trouver. Cette libération était une condition nécessaire de la naissance de la cité, de l’émergence de la civilisation. Elle représentait un des aspects du passage du monde sauvage au monde civilisé. » [14].

Ce partage de l’espace forestier vaut pour beaucoup de sociétés à dominante agraire, et se perpétue jusqu’en notre temps : la réserve naturelle forestière tient plus que jamais lieu d’alibi dans un monde qui, globalement, déboise bien plus qu’il ne conserve ou replante. Dans les cultures du type chasse/cueillette, le système de troc avec les esprits tutélaires ne mettait pas en cause leur hégémonie. Pour que l’agriculture et les civilisations associées prospèrent dans l’espace et le temps, il fallait à l’inverse, nécessairement, faire sortir les dieux de la forêt, jusqu’à les reloger dans des demeures de pierre où la part de l’arbre passe dans l’ordre symbolique (les colonnes) ou bien ne réside plus que dans le matériau bois, qui rappelle la part prise par la forêt à l’élaboration des croyances.

Dans le partage ancien de la forêt tel qu’il est établi par l’instauration d’un lucus consacré, l’interdit est à la mesure de la spoliation qu’il autorise : qui attente aux arbres consacrés s’expose à la mort, et souvent de la façon la plus atroce – comme s’il fallait alors expier non seulement l’outrage à la divinité, mais aussi la destruction de tous ces arbres laissés pour compte du sacré, indirectement sacrifiés aux divinités des moissons. Certains récits mythiques semblent révéler, d’ailleurs, un profond espace de culpabilité entre l’arbre et la terre cultivée, évoquant peut-être aussi, en manière de parabole, les effets de la déforestation sur ce qu’on nommera un jour les équilibres écologiques. Ainsi de l’histoire d’Erysichthon, fils de Triopas, roi de Thessalie, telle que la raconte Ovide : « assez fou pour mépriser la puissance des dieux », il a « profané un temple de Cérès, une hache à la main » et « porté un fer sacrilège sur […] un chêne immense, au tronc séculaire, entouré de bandelettes, de tablettes commémoratives et de guirlandes, témoignages de vœux satisfaits ». Sous les premiers coups de hache, l’arbre pousse un gémissement et son écorce saigne ; l’un des assistants, qui retient le bras destructeur, est décapité ; l’arbre immense finit par s’effondrer à la consternation des dryades qui vont demander à Cérès le châtiment du criminel. La déesse décide « qu’elle déchirera son corps en le livrant aux tourments de la faim » ; mais, comme « les destins ne permettent pas que Cérès et la Faim se rencontrent », c’est une oréade, nymphe des montagnes, qui ira porter l’ordre divin à la Faim, « à l’extrémité de la Scythie […], un pays désolé, une terre stérile, sans moissons, sans arbres ». Depuis le « champ pierreux (où elle) arrachait avec ses ongles et avec ses dents quelques rares brins d’herbes » [15], la Faim, portée par le vent, gagne la couche d’Érysichthon endormi et son baiser lui insuffle une boulimie incoercible.

Indépendamment des diverses interprétations possibles du mythe, il y a ce paradoxe, déjà évoqué : un chêne témoin de la forêt originelle est consacré à la déesse des moissons, la Déméter des Grecs. Et de « quels vœux satisfaits » témoignent les bandelettes et autres ex-voto qui ornent son tronc ? S’agit-il de prières pour de bonnes récoltes, et si c’est le cas, pourquoi ce passage par l’intermédiaire des forces à l’œuvre du bord de l’inculte ? Faudrait-il déceler, dans ce curieux trafic d’influences, la preuve d’un savoir sous-jacent où la forêt, à travers l’arbre qui la résume, reste le territoire d’origine du don de nourriture ? Le champ gagné sur la forêt défrichée reste sous sa dépendance symbolique, la déesse des céréales allant même résider, à l’occasion, là où demeuraient les dieux du monde sauvage. Mais le lien pourrait s’étendre, au-delà du symbole, jusqu’aux relations de nécessités où le champ reçoit de la forêt l’eau des sources, l’abri contre le vent, la fumure du troupeau qui paît le sous-bois du nemus. L’arbre de Cérès abattu, c’est le champ qui est menacé, puisque la punition du bûcheron sacrilège ressemble fort à la famine, la description du pays de la Faim à la terre épuisée par l’incurie des sociétés paysannes méditerranéennes. Dès lors, la fable d’Érysichthon tiendrait lieu de substitut cathartique à la culpabilité des défricheurs. La faim terrible qui est la punition du destructeur de la forêt contribue à nous préserver des famines. Il peut convertir tout son patrimoine en nourriture, aller jusqu’à vendre sa fille (c’est-à-dire l’avenir), finir sa vie en mendiant affamé fouillant les ordures : c’est de dilapidation du monde qu’il s’agit, et de son corollaire ultime, la misère. Robert Graves avance que le nom d’Érysichthon signifiant « celui qui déchire la terre », cela « indique que son véritable crime était d’avoir osé labourer sans l’autorisation de Déméter » [16]; d’où la punition par la faim. Il me semble qu’on peut entendre la métaphore de plus près, et voir dans l’acte du bûcheron mythique non seulement l’offense aux divinités du territoire humanisé, mais aussi l’image de la déchirure initiale où le vêtement originel de la Grande Déesse a été mis en pièces, où le champ s’est instauré par le sacrilège tandis que le pouvoir de semer, qui octroyait aux sociétés certaines prérogatives des dieux, initiait en même temps le péril de famine.

Désormais bien distinct de la divinité protéiforme des grandes forêts, aux innombrables métamorphoses, le bois sacré peut finir par se résoudre à un seul arbre intercesseur, intermédiaire entre la supplique des hommes et l’attention évasive d’un dieu détourné de l’ombre, devenu céleste. Au centre de l’enclos sacré, l’arbre se fait axe de transmission du dialogue mystique. Faut-il entériner pour autant l’image, par excellence romantique, d’une forêt modèle des cathédrales, où les piliers rappelleraient les troncs, les voûtes des branches en arceaux, les vitraux ces fragments de jour qui tombent des frondaisons ? Quels que soient les modèles qui inspirent, consciemment ou non, les premiers bâtisseurs de temples, on remarquera que les églises chrétiennes, surtout médiévales, et même quand la technologie du verre autoriserait une relative clarté, rétablissent en elles l’obscurité des anciennes forêts. Est-ce pour faire désirer davantage la petite lumière que l’autel propose à hauteur d’homme, tel un signe de la lisière bienvenue ? Cependant, de nos jours encore, l’image de la déesse-mère se distingue, dans la pénombre, à son buisson de flammes sans cesse rajeuni.

Le chêne, dont on sait qu’il est l’élément essentiel de l’alsos grec comme du lucus latin, est également présent dès les origines de la tradition judéo-chrétienne. Abraham fait étape « au lieu saint de Sichem (Naplouse), au chêne de Moré ». Plus tard, YHWH (« Yahvé ») choisit de lui apparaître « au chêne de Mambré » (Hébron). C’est sous « le chêne qui est près de Sichem que Jacob enfouit « tous les dieux étrangers » de sa famille avant de monter à Béthel [17], l’ancienne Luz, où Debora, la nourrice de Rebecca, mourut et fut ensevelie « au-dessous de Bethel, sous le chêne ». Il s’agit d’arbres connus, vénérés, enclos sacrés pré-judaïques dont la mention ne tient en rien de l’anecdote. Les Patriarches connaissent leur importance dans le peuple et doivent, ou y faire d’une certaine façon acte d’allégeance, ou les intégrer à la nouvelle foi – et Yahvé lui-même se manifeste sur ce territoire des dieux païens. Si Jacob enterre les idoles sous le chêne, c’est parce qu’il sait que nul n’osera aller les exhumer en ce lieu voué aux manifestations des forces supérieures, quelles qu’elles soient. Il restitue les signes païens au territoire des divinités anciennes ; acte néanmoins ambigu, qui laisse deviner un reste d’attention pour leurs prérogatives – car pourquoi ne pas avoir détruit les images ? C’est encore ici un moment de transition, où l’arbre est le témoin actif d’une passation de pouvoirs divins ; sa fonction se perpétue dans la substitution des croyances. Les mises à mort de chênes sacrés n’auront lieu que bien plus tard. Aussi, « sous le chêne qui est dans le sanctuaire de Yahvé », toujours à Sichem, Josué pourra-t-il dresser une stèle en témoignage du pacte de Dieu et d’Israël, accepté par le peuple [18]. L’arbre y reste vecteur d’attention divine.

Il n’empêche : les anciens dieux ont la vie dure, et la faim cruelle. En témoignent les rites « païens » associés aux arbres, que dénoncent les Prophètes en d’autres lieux de l’Ancien Testament. Au VIIIe siècle avant J.C., s’indignant aux crimes d’Israël, Osée dénonce une dévotion aux arbres où l’aspect divinatoire, évoqué sur le mode de la dérision, rappelle cependant la fonction du chêne oraculaire : « Mon peuple consulte son morceau de bois et c’est son bâton qui le renseigne […] ; ils sacrifient sur le sommet des montagnes, ils brûlent leurs offrandes sur les collines, sous le chêne, le peuplier, le térébinthe ; on est si bien sous leurs ombrages ! » Au VIe siècle, Isaïe s’indigne d’un culte des arbres, ou en rapport avec l’alliance arbre / rocher / grotte, culte associé à des sacrifices humains – alors que ces pratiques avaient probablement disparu dans la Grèce contemporaine : « Vous qui vous excitez près des térébinthes, sous tout arbre verdoyant, immolant des enfants dans les ravins, les fissures des rochers ». Son contemporain Ézéchiel annonce leur châtiment : « Vous saurez que je suis YHWH quand leurs cadavres, percés de coups, seront là parmi leurs idoles, tout autour de leurs autels, sur toute colline élevée […], sous tout arbre verdoyant, sous tout chêne touffu, là où ils offrent un parfum d’apaisement à toutes leurs divinités » [19]. L’allusion aux « arbres verdoyants » fait supposer une préférence pour les sempervirents comme le pistachier lentisque et le chêne Quercus calliprinos [20]. Au temps d’Eusèbe de Césarée (IIIe-IVe siècles) et de Saint Basile (IVe siècle), on venait en pèlerinage à un chêne de Mambré, supposé témoin de la Genèse. Au XIVe siècle, John Mandeville, voyageur anglais, dit avoir vu sur le Mont Mambré les restes d’un vieux chêne contemporain d’Abraham, desséché à la mort du Christ. Et c’est bien cet événement-là qui, en Occident, décide de la fin de l’arbre intercesseur comme confident des saisons païennes : il a une fois pour toutes légué son pouvoir et ses alliances à la Croix, cet arbre du sacrifice qui deviendra le repère absolu d’une renaissance libérée des cycles.

Dans les mythes et les cultes des peuples non-méditerranéens, Germains en particulier, le chêne tient une place tout aussi importante, et s’y retrouve souvent associé à un dieu tonnant, double boréal de Zeus, dont le Thor germanique est la forme la plus connue. Le bois sacré des Germains et des peuples nordiques, comme sans doute celui des Latins, est un vestige probable de la forêt primaire. Là, le chêne « est la présence du dieu sans être ce dieu lui-même, comme l’indique clairement l’adoration plus particulière qu’avaient les Germains pour les chênes foudroyés et qui en portaient la marque. Si le tonnerre est le langage de Zeus, l’arbre brisé est le témoignage permanent de cette parole fugace. » [21] Au point qu’on vénère comme pilier cosmique et axe du monde un tronc de chêne ainsi désigné par les puissances célestes, arbre mort taillé en colonne ou en pyramide. En 772, Charlemagne abattit cet Irmensul des Saxons [22] – lequel, aussi bien que le menhir ou l’obélisque, n’est pas sans préfigurer le clocher de l’église chrétienne. Au XIe siècle, on pratiquait encore des sacrifices humains dans le sanctuaire d’Upsal, au sud de la Suède : « Pendant neuf jours, on immolait chaque jour six victimes dont chaque fois un homme. Les dépouilles étaient immédiatement suspendues aux arbres du bois sacré qui entouraient le temple » [23]. Dans le domaine celtique du nord de la Gaule, ce sont des arbres coupés et replantés, voire des poteaux, qui tiennent lieu d’enclos sacré. On y suspend des trophées : corps et armes des ennemis tués au combat, ou sacrifiés. Dans les sanctuaires de Gournay-sur-Aronde et de Saint-Maur, le lieu central du sacrifice « est une grande fosse où se faisaient les offrandes animales, et où surtout elles pourrissaient » ; ce qui laisse entendre un culte « tourné vers le bas », vers les forces souterraines. Non attestées antérieurement au IIIe siècle avant J.C., ces pratiques originaires de l’Asie centrale et septentrionale semblent avoir été importées des régions du sud-est de l’Europe et de l’Asie Mineure par des peuples migrants, dont les Belges faisaient partie. « Seul l’usage du bois importait ; à défaut d’arbre sur place, et pour permettre le déplacement, une simple perche pouvait être utilisée. Le trophée se transformait alors en un étrange épouvantail humain, comme en décrit Hérodote […] à propos des Scythes » [24] – comme l’est aussi, d’une certaine façon, la croix des suppliciés, où l’arbre schématisé n’est plus dressé que comme l’image terrorisante du pouvoir judiciaire, militaire ou politique.

Dans le cas des rituels qui se satisfont de l’arbre mort ou de sa représentation symbolique, la fonction de bois de justice laissée dans son registre propre, il n’est pas sans intérêt de souligner leur lien, fût-il circonscrit dans l’espace et le temps, avec la dévotion aux forces souterraines : un arbre coupé ou un poteau ont perdu leur pouvoir naturel de relier avec l’en-haut. Par contre, l’acte même de les enfoncer en terre peut affirmer une volonté de communiquer avec l’en-bas. En ce qui concerne la Gaule septentrionale, ces pratiques ont lieu dans une région en grande partie déboisée depuis au moins le début de l’âge du fer, où il n’est peut-être pas étonnant qu’une société sédentarisée dans un paysage ouvert par l’agriculture ait perpétué des traditions cultuelles de gens des steppes. « C’est un bien curieux rôle que joue l’arbre dans le trophée celtique. Il n’est plus seulement moyen de communication du bas vers le haut, des hommes aux dieux. Il est, au sens littéral, porteur de message, message qui serait une offrande lui collant à l’écorce. » [25] Mais, si l’adresse aux dieux célestes reste possible, la plantation de l’arbre ou du pieu à trophées semble avoir une forte connotation chthonienne, la dépouille dont le sang s’égoutte sur le sol remplaçant le feu sacrificiel dont la fumée s’élève dans les branches vivantes [26].

Qu’il s’agisse, en Grèce ancienne, d’affirmer la suprématie d’un pouvoir ou d’un régime politique sur un autre, chez les Latins d’étendre une hégémonie fondée sur la consommation du monde, ou bien, pour les chrétiens, d’asseoir la primauté d’un nouveau dieu débarrassé de tout intercesseur parmi les êtres naturels, faisant de l’homme même son temple, cela s’exprime dans la destruction pure et simple du bois ou de l’arbre sacrés. Comme on l’a déjà vu, le problème du relogement des dieux n’encombre guère les conquérants. Au Ve siècle, Hérodote raconte que le Spartiate Cléomène, après avoir massacré les Argiens qui s’étaient réfugiés dans le sanctuaire d’Argos, « sans respect pour le bois sacré lui-même, l’avait fait incendier » [27]. Lucain, au Ier siècle avant J.-C, conte, lui, la terreur des soldats forcés d’abattre le bois sacré des Messaliotes, si vive que le général de César lui-même dut donner l’exemple et prendre la cognée, assumant seul la responsabilité du sacrilège : il fallait du bois de charpente pour bâtir les instruments du siège de Marseille (en 49), et le pays était déjà entièrement déboisé [28].

Pendant les premiers siècles chrétiens, les cultes associés aux vieux arbres traversaient sans peine les larges mailles des premiers réseaux de la foi nouvelle, dont les propagateurs mirent bien du temps à extirper un paganisme aussi solidement enraciné que les chênes eux-mêmes, et toujours prêt à rejeter de souche. Les chrétiens ne furent pas les derniers à s’adonner ou à revenir au culte du feu, des arbres, des fontaines. En 443 (ou 452), le deuxième concile d’Arles met en garde ces égarés, et même leurs évêques : « Si, sur le territoire placé sous la juridiction d’un évêque, des infidèles allument des torches, s’ils vénèrent des arbres, des fontaines ou des pierres et que l’évêque néglige de déraciner ces pratiques, qu’il se sache prévenu de sacrilège » [29]. Dans le capitulaire de Leipzig de 743, le « culte des forêts que l’on nomme Nimidas » est condamné comme superstition [30]. À l’apogée du Moyen Âge, en Europe occidentale, même si la dévotion ouverte à des divinités associées à la forêt semble révolue, il subsiste, outre un fonds de croyances populaires très vivace, des recours insidieux à l’image du chêne à l’intérieur même des églises gothiques. En Angleterre, feuilles et glands sont souvent représentés sur les croisées d’ogives, les chapiteaux, ou en d’autres lieux peu accessibles aux regards.

Au début du XIXe siècle encore, à Cuse, dans le Doubs, on allait en pèlerinage jusqu’à « une douzaine de chênes énormes […] nommés par le peuple les Chênes bénits ». On y dressait un reposoir à la Fête-Dieu. Bien que « plusieurs de ces arbres vénérés [eussent] été ornés de croix et de madones », on peut supposer une mémoire de bois sacré païen, car, après sa destruction en 1832 sur ordre de « l’Administration », il n’y eut plus jamais de vendanges ni de récoltes aussi bonnes qu’auparavant [31] constat où les gens du pays reconnaissaient implicitement la relation immémoriale entre ces arbres consacrés et la fécondité du sol. Évocation de lucus, aussi, que le « chêne beignet » qui existait encore à Neuillé (Maine-et-Loire) au milieu du XIXe siècle : il était entouré d’un cercle de grosses pierres ; tous les ans, à la Chandeleur, les bergères, qui apportaient chacune œufs, huile ou farine, y faisaient des crêpes ou des beignets, survivance possible d’anciennes offrandes d’un culte lunaire associé à la fête celte du printemps de début février, et dansaient jusqu’à la nuit dans le vieil enclos magique [32]. En Lithuanie comme en Lettonie, où le christianisme ne pénétra qu’au XIVe siècle, des cérémonies associées au culte des morts, dans des bois à caractère sacré, survivaient encore à la fin du XXe. Et les « arbres à clous », où l’on vient ficher son vœu à coups de marteau, comme ceux, souvent des chênes, qui endossent les maux représentés par des morceaux d’étoffe, voire des pansements, se rencontrent toujours çà et là dans nos pays, certains aussi visités que des sanctuaires de guérison, remémorant, aussi bien que le « chêne beignet », l’arbre abattu par Érysichthon l’impie.

Les saints ermites des premiers temps du christianisme usèrent de divers stratagèmes pour détourner le peuple des croyances associées aux arbres, non sans se rappeler les méthodes expéditives des conquérants latins. Dans les pays de tradition celtique, des saints Colman, Colomban, Ronan et quelques autres, n’hésitèrent pas à bâtir leur hutte sous les vieux chênes consacrés par les rituels druidiques, prouvant par là que leur dieu, non seulement ne craignait pas la concurrence des divinités du haut feuillage (ou du sous-sol), mais saurait bien les réduire au silence – ne serait-ce qu’en s’en faisant des alliés. Fût-ce après la mort du propagateur de la nouvelle foi : Ronan (Ve ou VIe siècle), vénéré en Armorique, conduisit lui-même, défunt, un chariot tiré par quatre bœufs « au centre de la forêt, où étaient les plus grands chênes […]. On comprit ; on enterra le saint et on bâtit son église en ce lieu. » [33] Preuve parmi bien d’autres du recouvrement des cultes, et déjà dans la simple occupation du sol consacré. Colomban [34], lui, de son vivant (VIIe siècle), habitait sous un chêne. L’arbre était si redouté que, lorsqu’un orage l’abattit après la mort du saint, personne n’osa porter la main sur sa dépouille, sauf un tanneur peu scrupuleux qui, avec l’écorce, traita un cuir dont il se fit des souliers. Mal lui en prit car, les ayant chaussés, il fut envahi par la lèpre. Ce genre de punition, fréquent dans l’hagiographie en relation avec l’arbre, évoque tout à fait les rancœurs habituelles aux dieux de la mythologie : au saint la vertu, la charité, le pardon ; à l’arbre (des païens) la basse vengeance. Au VIIe siècle encore, en Pays de Caux, saint Valéry, « farouche destructeur d’arbres sacrés », abattit un chêne « sculpté d’images superstitieuses ».

Tous ces apôtres de la foi s’appliquèrent à démontrer à leurs catéchumènes que les divinités alliées aux arbres n’étaient autres que des démons – ce qui revenait, en rompant les alliances, à « déciviliser » le monde végétal. Cela prit du temps. Les vieux chênes qui avaient survécu au zèle des missionnaires furent christianisés. On ficha des croix sur les arbres ; mais ce furent surtout des images de la Madone qui remplacèrent les divinités sylvestres dans le creux des vieux troncs ou à même l’écorce, le chêne retrouvant ainsi, tout naturellement, sa probable alliance originelle avec la Grande Déesse. Souvent, quand il ne s’agissait pas d’apparition entraînant un culte, on « trouvait » une statue cachée dans les branches. Il arrivait aussi que, les années passant, une figure fixée au tronc se fasse recouvrir, et à la longue absorber entièrement par le bois, préparant la découverte future, lors d’un abattage, d’une vierge miraculeuse. La dendrophilie de Marie se manifestait par une obstination têtue à regagner « son » chêne (ou son hêtre, son orme, voire son sapin), lorsque des fidèles, trouvant le gîte indigne de la mère de Dieu, rapportaient sa statue dans une maison particulière ou dans une église. Ainsi de la vierge associée au chêne de Dury, en Picardie, arbre mort vers 1900, où l’on avait découvert anciennement une statue de la Vierge remontant au Moyen Age : cette statue était retournée d’elle même près de l’arbre [35]. Tout comme la Grande Mère des anciennes forêts, ou la Cérès latine, Marie punissait ceux qui attentaient à ses arbres ou dérobaient ses images votives. Mais aussi, à la façon de ses aïeules païennes, elle savait mettre en garde le bûcheron sacrilège : les arbres (re-)consacrés saignaient quand on les frappait de la hache, ou bien leur bois tranché montrait l’image de la croix.

Peu à peu, entre déboisements et domination absolue de la religion chrétienne, relayée par une raison instituée aussi soupçonneuse à son égard qu’envers les anciens cultes, les dernières traces de dévotion ostensible associée aux arbres se perdirent. Expulsés de leur demeure d’écorce, passés à l’anonymat, interdits de toute expression, les esprits de la forêt continuèrent cependant de hanter les territoires dont ils étaient dépossédés, se réfugiant au besoin dans ceux de l’inconscient – où il semble vain d’espérer les dépister jamais tout à fait. L’Église abattit les dieux anciens, mais ne put contenir la prolifération dans les siècles d’une vaste descendance de fées, enchanteurs, sorcières, gnomes et autres créatures plus ou moins fréquentables, dont l’univers du conte fait toujours sa population favorite. C’est que, image éternelle dans l’imaginaire, l’arbre, tout désacralisé qu’il est, reste un objet (un être) éminemment sacralisable. Par lui-même, sans aucune caution supérieure manifeste, il produit de l’étonnement, de l’émotion, une ébauche de vertige métaphysique en accord avec son aptitude à résumer le cosmos, de l’inquiétude aussi ; et c’est un creuset très apte à la genèse de la ferveur, autant que de la frayeur.

Aussi, un peu partout en Europe, la mémoire du chêne, sinon comme intermédiaire du sacré, du moins dans son rôle de vecteur « d’énergie », mémoire qui se renouvelle sans cesse dans la rencontre avec l’arbre même, a-t-elle traversé les siècles et perdure-t-elle de nos jours. S’il est peu probable qu’on cueille encore des feuilles sur les sujets frappés par la foudre, pour les garder sur soi en talismans protecteurs et gagner en « force », certains continuent d’aller dans les bois pour étreindre un grand chêne, ou s’appuyer à son tronc un long moment, afin que la vigueur et le calme de l’arbre les pénètre et les conforte. Rencontre d’arbre à homme, sans contingences divines reconnues, petite cérémonie à soi seul où s’instaurerait peut-être un dialogue dédramatisé avec le symbole retourné à son essence. Mais la soif inextinguible de ritualisation, de théâtralité cultuelle ouverte à tous les jeux hiérarchiques, ressuscite çà et là des cultes forestiers du week-end, où le druide le dispute au chaman à grands renforts d’aubes pur lin et d’encens garanti sans additifs de synthèse. Ce qui a peu d’effet sur la trans-amazonienne, le sacrifice au dragon japonais de toutes les forêts primaires du pourtour pacifique, ou la gestion à courte vue de bien des massifs européens.

Certains ont avancé que la christianisation, dans son obsession à convertir les esprits des bois en démons, aurait fini par substituer la crainte à une quasi-familiarité initiale permise par l’instauration du lucus consacré, où le sacrifice, préalable à toute activité en forêt, écartait d’avance la menace : au sens strict, on laissait sa peur aux lisières. À l’inverse de son prédécesseur, l’arbre support de dévotion chrétienne aurait ainsi fermé l’accès à la forêt (si ce n’est à l’ermite, aux réprouvés et aux bandits), forêt dont il s’est ostensiblement détaché. Si l’histoire est sans doute moins simple, il reste que, au seuil du troisième millénaire, le citoyen qui navigue sur Internet ne s’aventure pas seul, la nuit, dans un bosquet – et même, en plein jour, on le surprendrait plus d’une fois à jeter des coups d’œil inquiets en arrière. Si l’on déploie volontiers la table de pique-nique, le dimanche, au bord des allées ou dans les aires aménagées des forêts suburbaines, on s’empresse quand le soir vient de plier bagages, et pas seulement à cause des risques d’agression (le mal-intentionné restant, passé une certaine heure, le seul occupant humain des bois). Car les rôles officiels de « poumon vert » et « de forêt de loisir » ne découragent en rien les esprits malins passés du fourré sylvestre à celui, au moins aussi accueillant, du mental. Cette crainte essentielle, dont les enracinements majeurs suivent ceux des arbres, est sans analogue dans nos relations à la nature, en Occident : ni la mer ni le désert ni la montagne ne nourrissent des peurs aussi profondes que celles de la forêt, dernier lieu de rencontre objective avec nos monstres – hors l’espace habité dont on sait la richesse, déjà, en succédanés de cavernes et de labyrinthes.

À la fin des années 1980, le chêne-chapelle d’Allouville attirait à peu près 200 000 visiteurs chaque année. Comme l’arbre présentait de sérieux signes de dépérissement, certaines instances administratives envisageaient, en cas d’inefficacité des traitements de survie, d’assurer sa conservation par injection de résines de synthèse. On dira : mort, le chêne sacré des Germains restait bien vénéré ; pourquoi pas l’arbre élevé au rang de monument historique ? La question reste toutefois posée de ce qui est vu de l’arbre, de ce que son image révèle ou recouvre pour l’homme des villes au nouveau détour des millénaires, alors que tout un courant de pensée, dans les sociétés industrialisées, amorce un regain d’alliance de l’arbre et du sacré, sur des modes pour le moins confus et surtout régressifs. Ceci intervenant dans un contexte qui rappelle celui du plein temps des cultes associés aux forêts, dans nos contrées : ils entérinaient les succès d’une civilisation issue des grands défrichements, capable d’avoir instauré de véritables parcs naturels des dieux ; ils ressuscitent sous de nouvelles formes au moment où la déforestation accélérée des zones intertropicales, comme l’éradication, moins connue mais tout aussi brutale, des dernières forêts primaires tempérées de l’Hémisphère Nord, en même temps que l’extension de la forêt-usine à bois, semblent vouloir conclure par le désert, ou la simplification ultime des milieux, l’histoire ambiguë des relations de l’homme et de l’arbre.

Dans le centre de l’Ile de Vancouver, sur la côte ouest du Canada, les compagnies forestières qui traitent la couverture boisée comme champ de maïs (mais abandonné, après la coupe rase, au seul bon vouloir des pluies), ont fait don à l’Etat de Colombie Britannique d’un peuplement relique de douglas énormes, vestige de la forêt primaire au milieu de la dévastation des coupes à blanc. Cette « Cathedral grove » (futaie-cathédrale), lieu de promenade extatique sanctifié par un appareil d’ex-voto (parfaitement intégré au site) qui célèbre tout autant l’ancienneté prodigieuse des arbres que la générosité de la mafia arboricide, s’apparente au lucus de l’Antiquité méditerranéenne. On laisse à l’entrée l’ostentation grotesque du 4×4 aux jantes chromées ; on baisse la voix ; on prend garde de n’abandonner aucune souillure, fût-elle témoin, comme la boîte de Coca-cola, du raffinement atteint par les processus civilisateurs ; on dame malgré tout le sol, car l’accès n’est pas réglementé comme dans les parcs nationaux aux cheminements définis avec rigueur [36] mais que l’asphyxie des racines finisse par tuer les arbres, les nouvelles divinités du week-end s’offusqueraient-elles d’une mort par excès de dévotion ? Cette halte routière aménagée, qui donne vraiment accès au temps d’avant la conquête, d’avant la ville et la consommation du monde, assure à la cité encombrée de temples contradictoires un arrière-plan de simplicité unificatrice, dans la connivence avec les puissances natives, où le jogging ne contredit pas le « resourcement », ni le caméscope la conscience rassurante de la permanence des témoins d’origine, bienveillants, tellement capables de passé qu’ils en confortent l’avenir. Illusion pareille à celle qui, hors du lucus intouchable, ne voyait que civilisation là où la dévastation préparait la fin des empires.

À un pôle, la pseudo-sacralisation consumériste des garants d’origine, l’embaumement de l’arbre pharaonique en limite de décrépitude, qu’il n’est pas exclu de voir un jour feuillu de plastique, sorte de diorama de plein-air à la gloire du chêne « sacré », la reconstitution valant pour réalité quand celle-ci est suffisamment vertigineuse. De l’autre, le saccage effréné des forêts primaires dans l’écho dérisoire des conférences de Rio et d’ailleurs – et l’écologie mystique comme alternative au recul des arbres, assimilé à celui des âmes. Y a-t-il alors quelque part pour l’arbre, en notre temps, une place qui ne soit ni fictive, ni évasive (le paysage, l’ornemental, l’arbre urbain), ni menacée, ni faussée ? Peut-on prêter attention au devenir du monde quand on ignore les arbres ? Peut-on ne pas douter de l’homme quand on les célèbre à l’excès ? Le test dans lequel l’arbre enseigne certains traits fondamentaux d’une personnalité trouve son répondant au niveau des sociétés : on a certes l’arbre et la forêt de son histoire, mais celle de l’inconscient collectif ne peut plus rester, ici, à l’arrière-plan. Car la question de la culpabilité foncière à l’égard du monde des arbres est loin d’être résolue. Elle fait son chemin sous de nouveau visages, chez les nouveaux prophètes de la Terre pour la Terre, toute justice chez les hommes devenue contingence encombrante du retour aux supposées lois naturelles. Aussi peut-on peut craindre de nouveaux sacrifices.

Ces histoires ne se prêtent, à l’évidence, à aucune conclusion. Nul, d’ailleurs, si ce n’est dans l’ordre de la croyance, ne saurait proposer une lecture tout à fait intelligible de l’être qui l’est le moins, irréductiblement double dans ses partages profonds tant du côté obscur que dans la clarté, de surcroît privilégié jusqu’à la gloire dans les vassalités du temps. Accomplissement d’ambiguïté, aussi retenu par ses quêtes sans fin dans l’inconnaissable que capable d’effusion dans la connivence des oiseaux, témoin d’absolue confiance mais exposé au foudroiement, l’arbre, dans son essence, est de tous les objets terrestres celui qui s’apparente le plus à la psyché humaine. Qu’il ait tenu lieu, dans bien des sociétés, de père (ou de mère) des hommes, n’est pas une attribution plus étonnante que son rôle dans le cabinet du psychologue, où il intervient de surcroît dans l’essai de compréhension de l’enfant. Il ne faudrait cependant pas négliger une fonction essentielle de l’arbre-symbole, si rarement énoncée qu’on pourrait s’interroger sur les raisons de cette censure même : il nous enseigne que la psychologie des profondeurs ne peut aller sans celle des hauteurs, dont on laisse à tort l’exclusivité à la métaphysique.

Déraciné de l’ombre, débranché du ciel, collaborateur estimé d’une société responsable, compagnon de boulevard, patriarche de square, l’arbre n’en est pas pour autant civilisé. Apprivoisé comme individu, il reste sauvage comme peuple (fût-il tenu en bon ordre). Et aussi longtemps que nous serons capables de crainte, ce peuple-là aura son mot à dire dans les pactes de l’âme et du monde, où rien n’a jamais été acquis dans l’illusion paradisiaque. La cruauté des premiers sacrifices est sans commune mesure avec celle qui parraine le cours des valeurs boursières, dont les rituels négateurs de vie ne sont jamais très éloignés de la corbeille. Entre la régression vers les uns et l’acquiescement implicite aux autres, il y a une réflexion toujours et plus que jamais nécessaire, dans la dialectique originelle du noir et de la clarté, dans la poétique d’un arbre libéré des mythes anciens, laissé à sa puissance de production d’images, capable de fournir à notre temps de nouveaux repères dans l’obscur.

Il est important pour notre paix que la forêt demeure terrible, qu’on y lutte sans fin contre le dragon, car il veut passer une fois pour toutes la lisière et s’installer parmi les hommes. Le costume trois-pièces lui va aussi bien que la tunique de l’ascète imprécateur.

Pierre Lieutaghi.

 

Ethnobotaniste et écrivain.

Il a créé pour le prieuré de Salagon, dans les Alpes de Haute Provence, un jardin ethnobotanique à plusieurs facettes, véritable conservatoire des plantes ou herbes qui sont utilisées depuis des siècles.

Il a publié une dizaine de livres dont Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, ou encore, Le livre des bonnes herbes, tous deux chez Actes Sud.

https://sniadecki.wordpress.com/2013/06/16/lieutaghi-foret/ 

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Notes:

[1] Pline, Hist. nat., 16, 6. César, au siècle précédent, dit que cette « forêt hercynienne », qui « commence à la frontière des Helvètes […], et, en suivant la ligne du Danube », va vers l’est, « a une largeur équivalente à huit journées de marche d’un voyageur légèrement équipé ». Quant à son étendue, « il n’est personne, dans cette partie de la Germanie, qui puisse dire qu’il en a atteint l’extrémité, après soixante jours de marche, ou qu’il sait en quel lieu elle se termine » (Guerre des Gaules, 6, 25 ; trad. L.-A. Constans, Les Belles Lettres, 1967).

[2] Pline, Hist. nat., 16, 6.

[3] Virgile, Enéide, VIII, 314s., trad. J. Perret, Folio, 1993, p. 254.

[4] À la fin du XIXe siècle, encore, « c’est du tronc d’un chêne que les enfants piémontais les plus naïfs [s’imaginaient] avoir été retirés par leur mère », tandis qu’en Allemagne « les petits enfants se [croyaient] sortis d’un arbre creux, ou d’une vieille souche » (Gubernatis, Mythologie des pi, 1, p. 9). Ces arbres qui engendrent des hommes se retrouvent dans un grand nombre de cultures.

[5] Grec, drus, « chêne ». À l’origine, arbre en général : les dryades habitent alors les arbres de toute espèce, non seulement les chênes. Si drus se spécialise de bonne heure en Grèce, ainsi chez Homère où il désigne l’arbre par excellence, c’est un mot construit sur une racine indo-européenne bien antérieure, qui dit la confiance, le respect, la loyauté (cf. l’anglais trust, « confiance », l’allemand treu, « fidèle », etc.). Ce n’est donc pas l’arbre au bois solide qui suscite métaphoriquement les concepts de fermeté, résistance, fidélité, mais ces qualités de l’âme qui seront un jour transférées au chêne, dans le sud-est de l’Europe (cf. É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 8, éd. de Minuit, 1969, p. 103).

[6] Odyssée, 14, 328-29, trad. M. Dufour, J. Raison, Classiques Garnier, 1988.

[7] Hérodote, L’enquête, 2, 55.

[8] Vues du bord des conquérants, les alliances avec les dieux sont naturellement interchangeables.

[9] De numen,-inis, « divinité, puissance divine ». Ce qui appartient à l’indicible, au terrible, aux volontés supérieures – où se reconnaît le divin. Terme fréquent chez C.G. Jung.

[10] P. Gallais & J. Thomas, « L’arbre et la forêt dans l’Enéide et l’Eneas », 2, p. 159.

[11] P. Grimai, Les jardins romains, Fayard, 1984, p. 68, p. 170. « Nemus, à mi-chemin entre le sacré et l’esthétique, finit par désigner tous les bosquets de jardins qui, eux non plus, ne sont jamais purement profanes. »

[12] On rappellera que la langue française, en manière de dérision quelque peu cathartique, qualifie de « dragon » une femme considérée comme terrible.

[13] Toutes les citations de ce paragraphe sont tirées de H. Broise et J. Scheid, « Etude d’un cas : le lucus deae Diae à Rome », in Les bois sacrés, Actes du colloque international de Naples, Collection du Centre Jean Bérard, n° 10, Naples, 1993.

[14] D. Briquel, « Les voix oraculaires », dans Les bois sacrés, loc. cit., p. 77-90, 1993.

[15] Ovide, Les métamorphoses, 8, 738-843s., trad. J. Lafaye, Les Belles Lettres, 1970.

[16] R. Graves, Les mythes grecs, 24, b, note 4.

[17] Beitin, près de Ramallah, en Cisjordanie. Bethel est vraisemblablement un doublet du sémitique bétyle, « maison de dieu », pierre dressée qui témoigne de l’échange entre l’homme et la divinité. L’alliance de la pierre et de l’arbre est une constante des anciens cultes, qui ne peut être développée ici. Josué, cité plus bas, dresse ce genre de borne-menhir près du chêne de Sichem.

[18] Respectivement : Genèse, 12, 6/18, 1/35, 4/35, 8 ; Josué, 24, 26.

[19] Respectivement : Osée, 4, 12-13 ; Isaïe, 57, 5.

[20] Il y a peu de grands chênes en Palestine/Israël. Le plus notable est sans doute le chêne du Mont Thabor, Quercus ithaburensis, arbre semi-persistant du groupe œgylops. Mais c’est aussi, et surtout peut-être, à ce Q. calliprinos, ou « chêne de Palestine », proche du chêne kermès, susceptible de parvenir à un âge très avancé, que s’appliquent à la fois « chêne touffu » et « arbre verdoyant ».

[21] J.-L. Brunaux, loc.cit., p. 61, 1993.

[22] Ou Irminsul, « la colonne universelle ».

[23] Adam de Brème, Descriptio insularum aquilonis, 26, 27. Cité par J.-L. Brunaux, ibid. Upsal (Uppsala) est sur la limite nord de l’aire du chêne pédoncule, mais d’autres essences peuvent avoir été impliquées dans ces rituels.

[24] J.-L. Brunaux, Les bois sacrés, p. 62, 1993 [citation d’Hérodote : L’enquête, 4, 64].

[25] J.-L. Brunaux, ibid.

[26] À ce titre, la croix chrétienne n’est pas non plus sans un rôle d’instrument à descendre chez les morts, où il est dit que le Christ séjourna pendant trois jours avant la résurrection. Et beaucoup de figurations du tombeau d’où il va resurgir évoquent la grotte oraculaire où l’on entend la voix des dieux profonds.

[27] Hérodote, L’enquête, 6, 76 (trad. A. Barguet, La Pléiade, 1964). Les choses se passent entre 500 et 495. Le sacrilège (parmi d’autres) n’est pas sans punition : à son retour à Sparte, Cléomène devient fou et finit par se suicider par auto-lacération.

[28] Lucain, Pharsale, 3, 399-428.

[29] Edouard Salin, La civilisation mérovingienne d’après les sépultures, les textes et le laboratoire, 4 vol., Paris, 1950-59, 4, p. 52.

[30] Ibid., p. 482-83.Nimidas est à rapporter au latin nemus.

[31] Thuriet, Trad, popul. Hte-Saône et Jura, p. 350, 1892.

[32] Sébillot, Folkl. Fr., La flore, pp. 83-84.

[33] Renan, Souvenirs d’enfance, chapitre 2.

[34] Sans doute pas un ascète maigrichon : d’après le Dictionnaire des Saints de Dom Philippe Rouillard (R. Morel, 1962), il tuait les ours à coups de poings.

[35] À la Révolution, on avait tenté d’abattre ce chêne, mais « le fer ne put y faire que des entailles insignifiantes » (M. Crampon, Le culte des arbres et de la forêt en Picardie, p. 191,1936).

[36] Les espaces aménagés des fragments de forêts primaires qui subsistent de nos jours dans des pays développés comme les États-Unis, le Canada ou la Nouvelle-Zélande, ont une sorte de fonction de narthex du temple végétal ; mais on doit se tenir dans ces vestibules ; le nouvel espace consacré interdit l’accès à la forêt-vestige, laissée au bon vouloir du temps. Le soin extrême qui préside à l’installation des sentiers ou des édicules, les barrières qui interdisent l’approche des plus vieux arbres, valent comme actes de célébration implicites – parfois à quelques mètres seulement des zones entièrement déboisées.