C’est la durée qui s’écoule entre la naissance d’un porc et sa mise à mort à l’abattoir.

180 jours.

6 mois.

1/2 année.

180 jours, c’est aussi le nombre de jours qui vont faire basculer la vie d’un homme.

6 mois.

1/2 année.

Martin est prof de philo à l’université. Bientôt la quarantaine. Plutôt sérieux, un brin réservé, un intellectuel qu’on devine de gauche modérée et ancien souffre-douleur d’ados en mal de cruauté pendant ses années lycée - ni activiste, ni particulièrement engagé, bref, à mille lieues du profil d’un militant de la cause animale tel qu’on pourrait l’imaginer. Son côté victime, il ne l’a peut-être pas bien digéré mais il l’a mis provisoirement de côté pour vivre une jolie histoire d’amour avec Elsa, une journaliste aussi séduisante qu’enjouée.

Tout commence lorsque, au dîner où Martin et Elsa reçoivent Dionys Marco, le directeur du département de philosophie, et sa fille de dix-huit ans, cette dernière lâche un ‘je ne mange pas d’animaux morts’ devant l’assiette de jambon qu’on lui tend. Evidemment, on s’en serait douté, ça jette un froid. Si la dispute qui s’en suivra et le repas manqué seront assez vite oubliés, cet événement n’en constituera pas moins l’entrée de Martin dans ce que personne ne veut voir.

Est-ce parce qu’il est intrigué par cette ancienne ado braquée avec laquelle il souhaiterait se réconcilier ou bien parce qu’il pressent que le thème est porteur ? Toujours est-il que Dionys Marco décide de lancer un séminaire sur l’animal à la rentrée prochaine. Il le confie à Martin, spécialiste du pessimisme et des causes perdues, lui-même interpellé par l’épisode du dîner. En acceptant, Martin s’engage à aller visiter un élevage industriel de porcs afin de faire part de sa propre expérience auprès des étudiants. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’avec cette visite, il y a un avant et un après.

Alors, certes, on a envie de se dire : un livre sur les porcs et l’abattoir, glauque et moralisateur à souhait – non merci ! Et pourtant… vous auriez tort de vous dire cela car 180 jours n’a rien à voir avec un manuel de propagande de la Peta, où détails sordides avoisineraient avec réquisitoires accusateurs adressés aux ‘mangeurs d’animaux’. 180 jours n’est pas un pamphlet végétarien destiné à vous inspirer horreur et pitié. D’ailleurs, le mot même est à peine prononcé. On comprend seulement qu’au fur et à mesure des pages, la viande se fait rare dans les assiettes de ceux qui ont été parmi les bêtes.

Non, 180 jours, c’est avant tout un roman, un roman qui oscille parfois avec l’enquête sociologique, mais sans jamais rien perdre de son rythme haletant, de son phrasé qui vous percute comme vous percute de plein fouet la réalité surnaturelle des 15.000 cochons de l’élevage dans lequel nous entrons. Des animaux, ou plutôt ‘unités’ comme le veut le vocabulaire de rigueur, dont les maux envahissent l’air de leurs cris infernaux comme ils envahissent le corps de ceux qui travaillent à la porcherie et en détruisent petit à petit la chair et l’âme. Car, dans l’élevage industriel, il ne semble pas y avoir grand choix : soit partir au plus vite, se sauver, fuir cette réalité afin de se préserver, soit rester et perdre la raison, ou, pire, la capacité à ressentir.

Fuir, c’est le choix de Camélia, un porcher que Martin rencontre et avec qui il lie d’amitié. Camélia que la porcherie dévore à petit feu, Camélia, fasciné par celle qu’il a baptisée Marina, la truie intelligente qui, sitôt ses petits nés, les a assassinés. Est-ce pour qu’ils n’aient jamais à connaître l’enfer de ces 180 jours ? L’auteur, pudique, ne le dit pas et nous laisse tout loisir d’imaginer ce que l’on voudra y voir. Camélia, cependant, est happé par cette réalité qui ne le quitte pas et qui semble par moment faire corps avec lui. Parviendra-t-il à lui échapper ?

La porcherie, c’est aussi le monde qui dérange, celui qu’il faut taire. C’est la réalité que Martin veut dire, la vérité absurde qu’il voudrait voir éclater au grand jour. Pourtant, il comprendra vite qu’au dehors, les gens ne veulent pas voir, pas entendre, pas savoir – un conflit qui, tout au long du récit, le déchirera comme il déchirera son couple, partagé entre la volonté de fermer les yeux et celle d’oser regarder.

180 jours, ce n’est donc pas un discours éculé sur les horreurs de la filière porcine. C’est même presque plus qu’un roman : c’est une exploration, une quête, un voyage initiatique de l’autre côté, ce côté monstrueux et fascinant dont on ne sort pas indemne. Au fil des mots, nous nous glissons parmi les bêtes – nos semblables. Nous les observons d’abord avec intérêt et curiosité. On se sent parfois intrusif avec ces porcs que l’on devine de plus en plus proches de nous et que l’on voit meurtris, violés, tués. Car là où Isabelle Sorente réussit un coup de maître, c’est en nous faisant comprendre, petit à petit, l’intelligence et la sensibilité de ces animaux dont les hommes usent comme des objets. Là où d’autres nous feraient un traité d’éthologie, elle laisse se développer l’empathie, doucement, presque à notre insu.

180 jours, c’est le temps qu’il faut pour passer de la mise à bas à la mise à mort, mais c’est aussi un roman d’une rare force, qui vous prend aux tripes et ne vous lâche pas, un roman qui fait entendre la voix des oubliés, ceux pour qui l’on ferait bien d’ouvrir parfois un peu plus grand les yeux.

J’espère que cette critique a pu vous intéresser et, qui sait, donner l’idée de lire ce livre… N’hésitez pas à me faire part de vos impressions et, si jamais vous l’avez déjà lu, de me dire ce que vous en avez pensé !

Si vous voulez aller plus loin, retrouvez Isabelle Sorente interviewée par Vegeshopper. De mon côté, j’en profite pour remercier Clairette qui m’a permis de découvrir ce magnifique livre !

180 jours
Isabelle Sorente
Edition Jean-Claude Lattès
460 p., 20 €

http://antigonexxi.com/author/antigonexxi/