Par Claude Timmerman

La question peut surprendre si on la pose sous cette forme...

On en revient en effet toujours à la question fondamentale de l’apparition de la vie hors du milieu aquatique, initialement le milieu marin... Ce que l’on nomme classiquement, par opposition, la vie en milieu aérien.

C’est bien dans le milieu marin que la vie est éclose et il nous montre des formes multiples d’organismes déjà complexes dès les périodes précambriennes, comme les dépôts fossilifères d’Ediacara (-640 à -580 millions d’années) de l’ouest australien.

On y constate - déjà à cette époque - l’existence d’organismes pluricellulaires complexes à l’apparence parfois énigmatique (comme Dickinsonia) constitués de tissus déjà différenciés :

On y trouve des organismes fixés comme les Spongiaires, mais aussi des organismes déjà pélagiques comme des Cœlentérés... et bien d’autres...

Seul le milieu aquatique permet en effet la vie animale fixée : les courants permettent à la fois l’apport des particules alimentaires, de l’oxygène dissous nécessaire aux oxydations métaboliques, et la capacité de dispersion des cellules sexuelles en vue de la fécondation et de la dissémination de l’espèce.

Le milieu aquatique permet en outre le développement larvaire.

Envisagée dans une perspective évolutive, la problématique fondamentale de la conquête du milieu aérien tourne autour de ces questions :

  • la capacité de déplacement devenue nécessaire pour les besoins de la nutrition et de la reproduction

  • l’acquisition d’une nouvelle manière de capter et de transporter l’oxygène nécessaire au métabolisme,

  • l’apparition d’annexes embryonnaires capables de fournir à l’œuf fécondé l’environnement liquide homéostatique nécessaire au développement larvaire et/ou embryonnaire, tel qu’il existe naturellement en milieu marin...

On conçoit sans mal que les premiers stades de la vie aérienne soient associés à la conquête du milieu dulçaquicole : on considère que c’est dans ce milieu, toujours aquatique, certes, mais par nature continental et hypotonique, que les équipements propres à la vie aérienne apparaissent.

Il n’est pas exclu que les grèves marines aient aussi permis de voir se développer ces premiers stades...

La question des scorpions d’eau (Gigantostracés) - dont les Euryptérides (jusqu’à 6 m !) qui ont dominé les mers au Silurien - permet de supposer qu’ils ont été aussi à l’origine de la conquête du milieu aérien où on retrouve des scorpions aujourd’hui.

Tel est le cas particulièrement spectaculaire de Jaekelaopterus rhenaniae (plus... de 2,5 m !) du nord de l’Allemagne.

La première des questions, celle de la mobilité de l’animal, est étroitement associée à l’existence de tissus rigides permettant le soutien des organes et le déplacement en milieu aérien de tout l’organisme.

Le milieu aquatique, dès le Cambrien (première période de l’Ère Primaire) nous montre la coexistence de deux options d’organisation fondamentalement opposées chez les animaux marins libres et doués de mobilité propre: squelette interne ou squelette interne...

  • soit un squelette externe à fonction de soutien mais aussi défensive, qui sera fatalement articulé, sous peine de ne permettre que des déplacements anecdotiques comme le montrent certains Mollusques (Lamellibranches). C’est l’option « retenue » par l’immense ensemble des Arthropodes.

  • soit un squelette interne, charpente à seule fonction de soutien, comme chez les Vertébrés...

Un inventaire faunistique, aussi élémentaire soit-il, montre que c’est la première option a été qui privilégiée par l’Évolution : quand les espèces de Vertébrés (y compris les espèces marines) se comptent en dizaines de milliers, les espèces d’Arthropodes, tant marines que terrestres, se comptent... en millions !

Un constat évolutif sans appel !

Mais ce squelette externe rigide, souvent calcifié en milieu aquatique comme chez les Crustacés, ou chitinisé en milieu aérien, comme chez les Insectes, les Myriapodes et les Arachnides, présente pourtant trois inconvénients majeurs :

  • la nécessité d’un mécanisme discontinu au cours de la croissance pour en assurer l’augmentation : la mue

  • le remplacement du système branchial qui peut toujours être utilisé en milieu aquatique, mais inopérant en milieu aérien. On devra observer l’acquisition d’un équipement original pour permettre l’oxygénation des tissus à l’intérieur de cette « carapace » devenue imperméable aux gaz: ce seront les trachées ramifiées en trachéoles. Ces réseaux, extrêmement volumineux, de canaux très fins acheminent l’air jusqu’aux organes pour qu’y soit assurée l’oxygénation...

  • le squelette externe est volumineux et fatalement lourd. En milieu aquatique il y aura bien toujours l’aide de la poussée d’Archimède, mais en milieu aérien ce sera une autre histoire !

Le volume nécessaire des trachées et le poids du squelette externe associé à l’enveloppe de l’organisme seront donc les facteurs limitant de la taille des organismes à squelette externe dits « articulés » en milieu aérien.

Pourtant, malgré ces inconvénients majeurs, la zoologie nous montre que ce sont ces organismes là qui connaîtront le plus grand devenir en nombre d’individus comme en nombre d’espèces :

  • Crustacés en milieu aquatique

  • Myriapodes et Insectes en milieu aérien (terrestre) 

Tous ces organismes possèdent la particularité d’être formés par une succession de segments dits métamères.

On retrouve déjà ce type de constitution anatomique déjà chez les Annélides, bien avant l’acquisition évolutive d’un squelette externe.

Chez les Insectes, les métamères thoraciques sont au nombre de trois qui portent initialement tous une paire de pattes et une paire d’ailes.

Le nom d’Hexapodes qui leur ont été donnés fait référence à cette particularité anatomique.

Très tôt, la première paire d’ailes, sans doute peu fonctionnelle ( ?) a disparu chez les Insectes.

Chez d’autres, dont les Coléoptères, la seconde paire se modifiera en élytres chitineuses.

On observe cette première paire, déjà sous forme vestigiale, chez la libellule géante Stenodictya (photo de droite) au Carbonifère, mais peut être aussi encore aujourd’hui dans la curieuse structure en casque (les deux ailes vestigiales soudées) de Stictocephala (8mm) (photo de gauche).

Tous ces animaux présentent la particularité d’une croissance discontinue et présentent donc une succession de stades larvaires, et même une métamorphose entre le dernier stade larvaire et la forme adulte (imago) pour certains d’entre eux, qualifiés d’holométaboles (« à développement complet »).

On admet très généralement que plus l’insecte est évolué, plus son développement larvaire est complexe.

Les insectes les plus primitifs, ceux qui ne présentent pas de développement larvaire spécifiques, sont qualifiés d’amétaboles.

Ils sont de très petite taille et sont rassemblés dans 3 ordres : Protoures, Thysanoures et Collemboles.

(Le lecteur sera sans doute familier du « poisson d’argent », le lépisme, petit thysanoure, courant dans les vieux papiers ou les chiffons stockés dans des coins humides.) 

Longtemps les observations paléontologiques concernant les insectes furent limitées aux inclusions des échantillons d’ambres, généralement d’âge tertiaire, contenant des insectes englués dans la résine avant sa fossilisation...

Les techniques d’investigations récentes ont permis de procéder à des recherches sur de très petits spécimens in situ.

C’est ainsi que l’analyse de sédiments tourbeux infiltrés d’eaux silicatées, datés du début du Dévonien de la Rhynie, au nord de l’Écosse, a montré les restes de Collemboles primitifs.

Dénommé Rhyniella precursor, on en a clairement identifié le céphalothorax et les pièces buccales.

C’est le premier insecte connu.

Les Collemboles sont de très petits insectes primitifs sans ailes (Aptérygotes) dotés d’une curieuse fourche abdominale qui leur permet, par détente, des déplacements par bonds...

Ils mesurent de 0,2 mm à 1,5 mm et peuvent dans se retrouver en concentrations considérables (jusqu’à 400 000 / m2) !

Les premiers insectes amétaboles apparaissent donc au Dévonien, la période précisément où on assiste chez d’autres groupes animaux à la sortie des eaux et à la conquête du milieu aérien.

C’est à cette période que l’on observe, chez les Vertébrés, l’apparition d’Achantostega, puis d’Ichtyostéga, considérés comme les premiers « amphibiens », les premiers Vertébrés Tétrapodes capables d’une locomotion terrestre d’ailleurs beaucoup plus voisine de la reptation que de la quadrupédie qu’on leur attribuait encore il y a peu... (Ichtyostega au sprint devait tenir beaucoup plus du phoque que de la gazelle !)

Et l’on vient d’avoir une confirmation récente de la diversification des Insectes au Dévonien.

Une équipe internationale sous la direction du Muséum national d'histoire naturelle/CNRS), vient de découvrir un petit insecte complet dans le gisement belge de Strud datant du Dévonien supérieur (-365 Ma) : Strudellia.

Ce fossile, unique, prélevé sur un fond de mare fossilisé où on été également retrouvés des petits crustacés dulçaquicoles (Triopsidés), confirme en partie les résultats issus des reconstitutions phylogénétiques qui estiment l’apparition des premiers insectes probablement dès avant le Dévonien, au Silurien ( ?).

L'état de conservation du fossile permet de conclure qu'il s'agit d'un petit insecte probablement proche des premiers représentants des criquets, avec de longues antennes, une tête relativement grande et des mandibules robustes. L'absence d'ailes sur le spécimen n'a pas permis de déterminer le stade de développement de cet insecte (larve ou adulte).

Il y a tout lieu de croire que Strudellia soit un hétérométabole (développement sans métamorphose) voisin du criquet (Orthoptères).

Bien que retrouvé dans le fond d'une mare, cet animal a les spécificités d'un insecte terrestre et ne présente aucun caractère morphologique ou aucun organe permettant de lui supposer une adaptation à la vie aquatique.

Cette découverte confirme donc l’hypothèse d’une conquête du milieu aérien par des Arthropodes spécialisés issus de petits crustacés marins, sans doute dès la fin du Silurien, conduisant à une diversification des Insectes vrais dès le Dévonien où l’on observe des Amétaboles comme les Collemboles et déjà au moins des Hétérométaboles comme l’atteste Strudellia.

On attendra peut être le Carbonifère et les effets d’une plus grande oxygénation du milieu, pour observer des holométaboles (apparition du stade métamorphose : chrysalide, nymphe ou pupe) et l’apparition d’un certain gigantisme des espèces [ce qui s’observera d’ailleurs chez les Vertébrés, surtout les Reptiles, au Permo-Trias].

Là se déploiera toute la radiation adaptative du groupe des Insectes, qui s’est révélé - tant en nombre d’espèces qu’en termes de capacité de colonisation de tous les milieux - comme étant le plus adapté à la vie aérienne !

Certaines espèces seront extraordinairement stables : les Blattes sont inchangées depuis leur origine, au Carbonifère !

Les remarquables gisements fossilifères jurassiques du nord ouest de la Chine (Mongolie intérieure) nous ont livré d’autres surprises : la découverte de « puces » de grande taille (jusqu’à 2 cm, contre 5 mm pour les puces modernes), déjà dotées d’adaptations buccales morphologiques spécifiques pour transpercer la peau de leurs hôtes et s’y accrocher. Ces adaptations sont en tous points similaires à celles dont disposent les puces parasites des oiseaux et des mammifères actuels.

Cela suggère que ces « puces » parasitaient des animaux possédant des phanères apparentées aux plumes ou aux poils.

La présence, bien établie, de phanères de ces types sur certains des dinosaures Théropodes qui ont dominé la faune durant l'ère mésozoïque a pu constituer une niche écologique et donc un habitat favorable à des parasites hématophages et à leur évolution.

L’analogie possible avec les espèces parasites équivalentes actuelles laisse à penser que les animaux parasités avaient déjà « le sang chaud », c'est-à-dire qu’ils avaient acquis une certaine forme d’homéothermie, point fondamental sur le plan de l’évolution physiologique.

La présence de ces « puces » devient donc aussi un paléo-indicateur physiologique !

D’un point de vue phylogénétique, ces insectes sont très proches des Mécoptères (mouches scorpions), premières espèces pollinisatrices connues dès le Jurassique, et des Siphonaptères (puces) ; des lignées qui subsistent encore de nos jours.