Tout est dit dans la loi. La corrida est en France une exception à l’interdiction de pratiquer des "sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux" (art. 521 du code pénal). Elle est donc, de fait, reconnue par le législateur lui-même comme un sévice grave ou un acte de cruauté, mais qui, à la différence des autres, n’est pas puni.

Pourquoi cette impunité ? Parce qu’elle a lieu là où "une tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Voilà donc une pratique punie à Brest, au nom de la "sensibilité" de l’animal (sensibilité reconnue par la Loi), mais permise à Nîmes ! Cette aberration est fondée sur l’appel à la tradition, qui est un sophisme connu depuis 2 000 ans sous le nom d’argumentum ad antiquitam. L’excision est également un rite millénaire, une pratique culturelle, une tradition profondément ancrée. Pourtant, le même législateur l’interdit et fustige ce relativisme culturel, qu’il invoque au contraire quand il s’agit de protéger le «patrimoine» national, dans le cas de la corrida comme dans celui du foie gras industriel. Ce n’est pas parce que l’on fait quelque chose depuis longtemps au même endroit qu’on a raison de le faire. Tous les progrès sociaux ont eu lieu contre les traditions. La tradition en elle-même explique mais ne justifie rien.

Les aficionados d’aujourd’hui invoquent alors leurs illustres prédécesseurs : Francis Wolff cite inlassablement Mérimée, Bataille, Picasso et d’autres. "Se pourrait-il qu’ils ne fussent que des pervers assoiffés de sang ?" (le Figaro, 15 août 2010). Non, bien sûr, mais il y a là deux sophismes. Le premier est l’appel à l’autorité (argumentum ad verecundiam), puisqu’au lieu de produire un raisonnement, on s’en remet à des noms dont l’exemple devrait suffire. Le second est le sophisme "de la bonne compagnie", puisque l’on fait référence non seulement à de grandes personnalités (autorité), mais encore à des gens dotés d’un ethos respectable, d’une image positive, donc insoupçonnables d’être associés à des pratiques détestables.

Le raisonnement sous-jacent est celui-ci : Mérimée, Bataille et Picasso sont des gens biens. Or, ils aiment la corrida. Donc, la corrida est bonne. Sophisme, bien entendu, puisqu’il n’y a aucun lien logique entre la sympathie que peut susciter une personne et la légitimité des pratiques qu’elle apprécie. Les personnes citées sont bonnes pour écrire ou peindre, pas forcément pour avoir des jugements éthiques valables.

Qu’une pratique soit une inspiration pour l’art n’en fait pas forcément une bonne pratique. L’art s’inspire de tout, y compris du pire.

De la même manière, on rappelle souvent que les aficionados sont des gens bien intentionnés. Wolff * observe que "nul ne va à une corrida pour voir souffrir un animal". C’est un sophisme "de la bonne intention". Que le but de la corrida ne soit pas de faire souffrir n’implique aucunement qu’elle ne fasse pas souffrir. La moralité d’une action ne se juge pas à l’aune des intentions des acteurs. De bonnes intentions ne garantissent pas de bons résultats et, réciproquement, de mauvaises intentions n’excluent pas de bons résultats.

Pour mieux dissimuler cette absence de fondement logique, Francis Wolff et d’autres, comme Alain Renaut, développent une "philosophie de la corrida" qui célèbre le combat de l’homme contre la nature, "l’audace de défier un fauve pour la grandeur du geste", etc. C’est en réalité très simpliste. D’une part, parce que si tout ce que montre la corrida est ce vieux dualisme entre nature et culture que tous les philosophes depuis Descartes ont dépassé, alors elle décrit un monde et un système de pensée qui ne sont plus les nôtres depuis de nombreux siècles. D’autre part, parce que le taureau "de combat" n’est pas un être naturel, mais un produit extrêmement calibré, contrôlé, maîtrisé, un chef-d’œuvre de l’élevage, donc de la culture**.

Mais ce qui frappe le plus dans cette littérature reste que les qualités attribuées au taureau sont évidemment humaines. Ce n’est pas le taureau qui voit ce que les hommes appellent un combat comme un "combat". Ce n’est pas lui qui fait preuve de noblesse dans un coup de corne, d’héroïsme ou de bravoure lorsqu’il continue de se défendre tout en se vidant de son sang. Ce sont les hommes qui lui attribuent ces qualités humaines, pour rendre la comparaison possible. La philosophie de la corrida repose sur une négation de l’altérité radicale de l’homme et de la bête. Le taureau est "humanisé" pour pouvoir être mis sur la même échelle de valeurs que l’homme qui le combat - et permettre ainsi la comparaison, dans le seul but de pouvoir affirmer la supériorité humaine, qui n’aurait aucun mérite si l’adversaire ne partageait pas les mêmes "vertus cardinales".

Wolff souligne également que la mise à mort s’accompagne d’un rituel expiatoire. Il dit ailleurs que cela revient à respecter le taureau comme un dieu. Raisonnement une fois de plus ridiculement anthropocentrique : le taureau se moque bien d’être respecté comme un dieu s’il souffre et meurt dans l’arène, fût-ce en martyr. De la même manière, je ne peux pas justifier le meurtre sacrificiel de quelque humain que ce soit par le fait que la codification de la pratique manifesterait mon respect à son égard. C’est pourtant à cette contorsion intellectuelle que se livrent les anthropologues auteurs d’ouvrages savants pour justifier - au nom d’un rituelisme rédimant - les pratiques cannibales de quelques peuples premiers***... Le fait d’avoir des règles, des rites, un déguisement et, éventuellement, un grand respect pour sa victime, n’excuse ni ne justifie en rien ce qu’on lui fait subir.

Si l’on pense que la corrida se justifie par ce plaisir que peuvent éprouver certains hommes à y assister, qu’on le dise franchement. Mais qu’on cesse de dissimuler derrière un écran de fumée métaphysique des raisons qui sont en réalité beaucoup plus brutales.

JEAN-BAPTISTE JEANGÈNE VILMER


Ps – Si “lutte” il y a dans l’arène entre l’homme et l’animal, c’est une lutte bien inégale... M. Wolf nous dit “qu’aucune espèce animale liée à l'homme n'a de sort plus enviable que celui du taureau qui vit en toute liberté et meurt en combattant”, mais on ne voit pas de quel combat il veut parler ? Le seul combat est, au sens étymologique, l’agonie d’une bête affolée soumise au bon vouloir de ses tortionnaires et, sauf accident regrettable, lorsque ses sabots foulent la cendre de l’enceinte de sa sanglante mise à mort, les jeux sont faits.


* Francis Wolff “Philosophie de la corrida” - 320 pages - 2007

Résumé de l’éditeur : La corrida a inspiré les plus grands artistes et nombre de théoriciens. Mais nul, à ce jour, ne s'était aventuré à philosopher sur elle. C'est le défi qu'a relevé Francis Wolff. A le lire, on comprend que la corrida, parce qu'elle touche aux valeurs éthiques et qu'elle redéfinit l'essence même de l'art, est un magnifique objet de pensée. La corrida est une lutte à mort entre un homme et un taureau, mais sa morale n'est pas celle qu'on croit. Car aucune espèce animale liée à l'homme n'a de sort plus enviable que celui du taureau qui vit en toute liberté et meurt en combattant. La corrida est également une école de sagesse : être torero, c'est une certaine manière de styliser sa vie, d'afficher son détachement par rapport aux aléas de l'existence, de promettre une victoire sur l'imprévisible. La corrida est aussi un art. Elle donne forme à une matière brute, la charge du taureaa ; elle crée du beau avec son contraire, la peur de mourir ; elle exhibe un réel dont les autres arts ne font que rêver.

** Voir les films insoutenables de Jérôme Lescure (Minotaure Films - association créée en 2006 avec pour objet la production, la réalisation et la distribution de films visant à dénoncer toute forme d’exploitation animale). Voir notamment : http://www.minotaurefilms.com/html/videos_page/page_a_two_hour_killing_fr.html

*** “La tragédie cannibale chez les anciens Tupi-Guarani” Isabelle Combès – Presses Universitaires de France 1993