«Fais ce qu’il te plaît ou ce que voudras» aurait été la maxime de la célèbre Abbaye imaginée par Rabelais ; et les révolutions des mœurs que l’on célèbre, et qui seraient comme des roues transportant le convoi de l’humanité, mobiles et maintenant engagées sur une pente raide d’accélération, excluent toute défense, qui ne soit pas une protection de l’égoïsme humain. L’animalité est donc indifférente à la législation qui formule les plaisirs et tâche de maintenir une coexistence de ceux-ci !

Le plaisir de tuer publiquement un animal et d’y applaudir, comme dans la corrida, est contraire à la sensibilité qui voit en l’animal, puis dans le vivant et jusqu’à la nature, un reflet de l’être pur, plus que de la vie, de son principe. C’est ce que la philosophie des Anciens nommait la sympathie, ou l’art de supporter avec l’ensemble de l’univers les mêmes affections, comme si nous formions un organisme ! Quelques penseurs, comme Kant, en Allemagne, ont même appliqué le sensibilité et l’unité de l’organisme vivant à l’Etat. Ce terme grec de sympathie est aujourd’hui réduit à la convenance d’un semblable, et devient arbitraire, comme quand l’on exerce l’enfant à répondre si ceci lui plaît ou non ! Il répond moins par goût que pour éprouver sa puissance envers les grands !

L’animalité est ainsi sortie de notre champ affectif, pour une raison très simple d’urbanisation excessive et d’abandon de la vie agreste. Cela fait partie, a écrit Marx, du progrès du Capital : l’animal est payant, et sa valeur est dans son rapport, non dans son existence commune avec la nôtre ; les penseurs les plus éloignés du mouvement libéral des « capitalistes » comme on écrivait déjà ce terme au 18ème siècle, des solitaires comme l’est tout génie -, ont seuls ramené l’attention sur l’affectivité et la souffrance comme notre trait d’union avec l’animalité : Schopenhauer et son disciple Wagner ont tous deux écrit sur cette pitié qu’inspire la souffrance animale et « La lettre contre la vivisection » du dramaturge et musicien mériterait d'être mieux connue.

La corrida est de tous les spectacles le plus répugnant à un esprit sensible, raffiné, car il ne se contente pas de voir et de suivre le mouvement de la foule toujours excitée par la mort du plus faible, mais met son intelligence en éveil pour se représenter d’abord la souffrance animale, et ensuite identifier la situation de l’animal à la sienne : la formule indienne classique « tu es ainsi », ou « tu es cela » est cette sympathie dont nous parlions que le philosophe cité plus haut met au principe de la morale ; alors que nos modernes ne voient dans une obligation que ce qui protège la liberté d’autrui, mais indifférente au bien et au mal, à la douleur et au plaisir !

Le public est neutre devant la souffrance du taureau, qu’il ne voit que comme les couleurs d’un tableau : sa conscience est superficielle, tout comme l’on s’amasse en période révolutionnaire, pour voir crucifier ses adversaires : on les déshumanise et ne les tient plus que pour des signes abstraits : le tyran, le taureau, le… chacun y met un nom !

Le projet de déclarer inconstitutionnel la Corrida avait son sens, mais témoigne d’une utopie, celle de croire que la Constitution dit une vérité, alors qu’elle ne protège que les apparences d’une société ; aussi faut-il qu’avec une Constitution, un homme, une tête décide ou tranche, tout comme la volonté est à coté de la raison, mais ne s’y identifie pas ! Les têtes d’une société sont nombreuses ; ce sont elles et non une Assemblée qui peuvent trancher, décider d’une pratique ; la loi Grammont de 1850, de défense de l’animal, à savoir contre «les personnes qui font subir publiquement de mauvais traitements aux animaux » pose des principes, et c’est à la loi de l’appliquer, imposée par une majorité, contre des intérêts minoritaires, ou elle est imposée d’en haut religieusement ou exécutivement. L’intérêt de la minorité a été déjà évoqué dans la discussion de la loi Grammont, puisque l’intérêt des villes du midi ou des considérations touristiques ont été prises en compte ; ceci s’explique par la considération du bien général ou de l’intérêt matériel.

Mais là où le mouvement des esprits peut avoir lieu, c’est de cette source aujourd’hui inerte qu’est l’Eglise : l’église bouddhique y est plus adaptée, car elle vient de l’hindouisme qui a donné cette théorie de la sympathie universelle, adaptée ensuite au monde grec et « latin » ; l’Allemagne et particulièrement les Saxons d’Angleterre ont les premiers en Europe défendu l’animalité, par reconnaissance d’une séparation très nette entre l’intellect et la sensibilité ; les deux ont des droits ou des privilèges, c'est-à-dire une raison d’être propre : l’intellect calcule le profit d’une course de taureaux, mais la sensibilité y répugne, donc il ne saurait y avoir accord, car le premier ne choisit qu’entre des bénéfices relatifs et l’autre est un absolu !

C’est ce qui fait le sacrifice : lorsque vous voyez un enfant près de passer sous une voiture vous le dégagez immédiatement, par la poussée instinctive du devoir de sauver l’espèce ; et vous ne calculez pas les avantages ou non de l’attitude, à moins d’avoir perdu tout contact avec le monde des sens, confondu avec celui des images !

Et c’est notre « société du spectacle » au sens donné à cette expression dans un pamphlet de feu le cinéaste et publiciste Guy Debord (1931-1994), lors des bouffées délirantes de 68 , et contre elles, qui favorise cette suprématie de l’intellect sur la sensibilité ; c’est cette hyperpuissance du «cogito» absorbant le sentir, soutenait feu Heidegger, qui déboucha sur la bombe atomique ; et en revanche c’est le combat pour l’interdiction de la souffrance animale, celle du taureau et du cheval éventré, - atrocité que la carapace sur son poitrail dissimule -, qui ranime la sensibilité endormie par les mauvaises fées, celles qui ont rejeté la question d’inconstitutionnalité en éteignant la flamme de la vie !

La question est grave ; il y a va de l’estime que nous avons de l’existence, et donc de la survie de notre propre espèce anesthésiée par les fausses idées et un intellect débridé conduisant à un abîme déjà bien net !

Quant aux fables sur le culte de Mithra à l'origine des corridas, autant vaut-elle que ce tableau de Picasso sur un taureau blessé à mort, qu'il n'eut pas de peine à abandonner, pour en faire, contre argent comptant, le tableau de Guernica : tout s'achète, même une légende, comme aussi la « loi Grammont », il faut savoir y mettre le prix, comme le disait ce membre du Parlement anglais cité par Kant, et cela au mépris de la dignité, seule chose que considèrent les ennemis de cette barbarie.

Pierre Dortiguier