La glorification de l’Agriculture, par « Concours agricole » interposé (autrement nommé « Salon International de l'Agriculture »), nous amène à revenir sur les bouleversements entraînés par la « Révolution verte » consécutive à la Loi d’Orientation Pisani de 1962 et à ses conséquences : le productivisme à outrance, l’empoisonnement conscient des sols par la chimie des pesticides (organochlorés et organophosphorés) et de celle des engrais (nitrates) et la disparition des paysages traditionnels, conséquence d’un remembrement irraisonné « imposé pour les besoins de la mécanisation ».


Pour un citadin, la disparition du bocage a été la première conséquence, visuelle, de cette révolution dont les effets catastrophiques ne sont pas encore tous pleinement mesurés.

Contrairement à ce que l’on croit en général, le remembrement - c'est-à-dire le rapprochement et la fusion des parcelles appartenant à une même exploitation pour en accroître la surface et faciliter le travail – ne date pas de 1962 mais a été prévu dès 1940 par l’État français, à la demande du maréchal Pétain. Mais alors il n’était question que d’améliorer la productivité (les rendements à l’hectare) et non d’industrialiser à outrance…

L’apparition - depuis une vingtaine d’années à cette époque - de tracteurs, machines développant une puissance de quelques dizaines de chevaux vapeur (les moteurs étant  à huile ou à pétrole encore le plus souvent), laissait cependant supposer un futur essor de la mécanisation, qui nécessiterait des surfaces d’exploitation plus importantes pour être efficace et rentable... La taille des parcelles, préconisée, fut alors... de 4 hectares. Ce qui laisse évidemment rêveur aujourd’hui !

Mais la question se pose de savoir pourquoi le monde rural avait développé le « bocage », autrement dit le cloisonnement des terres par des haies ?

L’idée de planter des haies répondit dès la fin du Moyen Age aux besoins du cadastre et de l’édification de clôtures. La métallurgie était alors embryonnaire, artisanale (maréchaux grossiers* aux techniques relativement rudimentaires) ; en outre les techniques de tréfilage n’existaient pas : le fil de fer (plus encore barbelé) était inconnu. Les palissades de perches et de lattes de bois en usage pour entourer les potagers étaient incapables de contenir le bétail en divagation. On chercha donc à utiliser des végétaux alignés pour délimiter les propriétés et surtout pour individualiser des parcelles afin d’éviter le fastidieux travail de gardiennage du bétail, comme du temps de la fameuse vaine pâture, de règle sous la féodalité.

Le bocage s’est donc développé partout où l’élevage était important, notamment dans le centre et tout le grand Ouest,  et fut toujours historiquement absent des plaines consacrées traditionnellement aux cultures céréalières comme la Beauce, la Brie ou la Champagne... Limitant la propriété, les parcelles étaient redivisées par de nouvelles haies, plantées au fil des successions, au point de dessiner au bout de quelques siècles une mosaïque de petites parcelles  dont la taille dépassait rarement dans certaines zones quatre à cinq vergées (en gros un demi-hectare !).

Le Haut Moyen Age avait parfaitement compris qu’il était nécessaire de maintenir un équilibre entre le monde naturel et le monde cultivé. Si elle était privilège de la noblesse, la chasse était interdite au peuple essentiellement pour préserver les espèces sauvages d’une éradication totale...

[On retrouve ce souci de préserver les espèces des excès de prédation de l’homme dans toutes les civilisations : ainsi, aux Indes, la vache sacralisée fut utilisée aux fins de préserver le bétail de l’extinction lors des fréquentes famines...]

Les paysans étaient astreints à replanter des arbres lorsqu’ils étaient autorisés à en couper : c’était une richesse à préserver. Les arbres fournissaient le bois de chauffage, le charbon de bois des forges, et le bois d’œuvre, certains aussi leurs fruits. La flore forestière et la faune associées purent ainsi se perpétrer… Les haies constituèrent également une alternative heureuse aux déboisements liés aux nouveaux défrichements nécessaires aux besoins de l’extension agricole au XVIIIe siècle.

Elles s’ordonnaient le plus souvent autour d’une ossature d’arbres (ormes, châtaigniers, charmes, merisiers, frênes, acacias, etc. suivant les régions) alternant avec des arbustes (saules en zones humides, cormiers, noisetiers, cornouillers, etc.) et surtout avec des épineux propres à décourager les animaux les plus téméraires comme les ajoncs et les épines, (aubépine ou épine blanche, prunellier ou épine noire) notamment.

Ces haies s’enrichissaient spontanément d’une flore locale de plantes grimpantes comme la clématite ou le chèvrefeuille, auxquelles s’adjoignaient des ronces et une foule de végétaux herbacés et ligneux. Le tout, entremêlé, siège de greffes par approche, constituait des barrières touffues et infranchissables. Plusieurs thèses, consacrées à la flore des haies, recensent dans chaque région  plus d’une cinquantaine d’espèces couramment rencontrées, spécifiquement liées à la flore locale!

Limitées par une taille qui en assurait l’épaississement par rejets à la base, ces haies larges de 2 voire 3 mètres et hautes d’autant, assuraient aussi les bornages : les géomètres se basaient sur les arbres et sur les épines noires car selon l’adage  « l’épine ne rejette pas ». Ces véritables réserves végétales assuraient le gîte et le couvert à toutes sortes d’oiseaux et de petits mammifères et se sont avérées de véritables conservatoires des faunes locales, offrant un abri efficace contre les prédateurs. Leur implantation était en outre étudiée en fonction du relief.

Constituant d’excellents coupe-vents (et par conséquent lutte contre l’érosion éolienne) et présentant de bons ombrages, les haies servaient d’abris au bétail ; elles pompaient l’eau du sol en excédant dans les pâtures et limitaient le ruissellement en canalisant à leur pied l’écoulement des eaux, en facilitant son infiltration par leurs systèmes radiculaires. Dans les zones à importante pluviométrie, ou au sol très imperméable, les haies furent même plantées à dessein sur des petites levées de terre : les « banques ». C’est ainsi que fut composé, au fil des siècles, le paysage bocager de nos campagnes qui associait harmonieusement l’aménagement du sol, l’activité agricole, le maintien d’une biodiversité naturelle et l’aménagement naturellement esthétique des paysages (pensons par exemple au charme inouï des « chemins creux » !). Il concourt aux usages et aux coutumes locales, et des traces multiples s’en retrouvent dans la toponymie et le folklore régional en Normandie, en Bretagne, en Auvergne, etc.

La seconde guerre mondiale fut l’occasion des premières atteintes au bocage.

Dans la zone occupée, dès 1942, les troupes allemandes abattirent de nombreux arbres dans les vergers et les haies (notamment les pommiers à cidre en Normandie) pour planter de véritables champs de piquets destinés à interdire l’atterrissage des planeurs de troupes aéroportées. Le débarquement allié fit de la destruction des haies une priorité dans la plaine de Caen puis dans la poche de Falaise : en effet même les chars Sherman ne parvenaient pas à les franchir !

Mais c’est le remembrement définitivement imposé dans les années 60 qui sonna définitivement l’heure d’un massacre qui perdure depuis cinquante ans !

Dans les domaines remembrés, toutes les haies furent abattues, les banques arasées pour les besoins de la mécanisation agricole. Il fut même instauré une « bourse aux arbres » afin de dédommager lors des échanges de terres, les « bénéficiaires » de parcelles ayant moins d’arbres que celles qu’ils avaient dû abandonner : il n’y a pas de petit profit ! L’imagination des ordonnateurs de ce massacre à la tronçonneuse fut sans limites !

Face au problème de la rétention de l’eau qui n’était plus pompée par les haies, on répondit par le drainage qui permet de drainer et d’assécher les zones humides, ce qui provoque le non remplissage de la nappe phréatique, et ce qui eut aussi pour conséquence de susciter le débordement des ruisseaux, puis des rivières, dont le cours est inadapté à de brusques apports aussi brutaux que considérables d’eaux de ruissellement  canalisées inopportunément vers le réseau hydrographique. Les habitants de Morlaix ont gardé en sinistre mémoire l’inondation de leur ville en 1960 quand la destruction du bocage a fait arriver en six heures les eaux provenant des monts d’Arrée là où elles mettaient trois semaines auparavant ! La réponse trouvée à cet « inconvénient » inattendu fut bien évidemment le bétonnage des rivières pour leur interdire de sortir de leur lit…

Mais faute d’humidité suffisante dans des sols dorénavant trop bien drainés, on répondit en généralisant l’arrosage qui  entraîne l’été le quasi assèchement par pompage non contrôlé de maint cours d’eau, et au-delà, fait dangereusement baisser (notamment par des forages multiples et intempestifs surtout dans les zones de cultures du maïs, soit la façade ouest du pays) le niveau de la nappe phréatique laquelle n’est plus suffisamment réapprovisionnée !

Près de 90% des terres dites en « nature de prés » furent depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale retournées et mises en culture de céréales destinées à l’alimentation du bétail,  accentuant de cette façon un ruissellement désastreux  en particulier  pendant l’hiver, sur des terres mises à nu, laissées sans couvert végétal des mois durant. Des régions entières furent ainsi défigurées. En Bretagne, nos bons énarques, du fond de leurs douillets bureaux, décidèrent de faire des territoires à bocage « une nouvelle Beauce » (sic) !

Privées de brise-vent, des zones entières y sont maintenant la proie des effets destructifs des tempêtes... Là, les bureaux d’étude s’émurent et « on » encouragea... à replanter ! On vit de cette façon apparaître dans les rapports officiels la formule suivante édictée dans la novlangue des experts : « Il faudra veiller dans les zones remembrées à faire accroître la progression des linéaires plantés » (re-sic) ! Ce qui se traduit en français courant par : « il faut de toute urgence replanter des alignements végétaux ! »…

Mais une haie,  n’est pas un « alignement » et elle n’est pas plantée n’importe où, n’importe comment avec n’importe quoi. La haie est un biotope en soi qui doit sa cohésion, doit le plein exercice de ses « fonctionnalités » à sa vivacité, à son épaisseur et à l’adaptation de ses espèces au milieu où elle se trouve ! On ne parle évidemment pas de la disparition de la biodiversité associée : avec la disparition de la flore, la destruction de leur habitat a fait disparaître aussi les animaux... Qui s’en soucie ?

Et contrairement à ce que certains pouvaient espérer, la raison ne l’a pas emporté sur les dispositions administratives : le transfert de l’entretien des haies bordantes des routes et chemins, jusque là assuré par les cantonniers communaux, aux propriétaires des parcelles limitrophes, scella beaucoup plus sûrement le sort des haies que la politique de remembrement elle-même !

Les agriculteurs peu soucieux de devoir accomplir ces tâches supplémentaires préférèrent... arracher les haies, et ce d’autant plus facilement que les tracteurs développaient maintenant des puissances très supérieures à 100 chevaux... Alors pourquoi s’en priver ? D’autant qu’ils touchaient parfois même des subventions pour le faire, et que l’emprise en largeur de la haie était immédiatement reconvertie en surface de terre cultivée, source d’autres  subventions (certes il n’y a pas de petits profits), à défaut de revenu agricole réel.

Ajoutons à cela une pratique sécuritaire dévoyée qui laissa croire que les haies dans les virages seraient la cause d’un manque de visibilité pour les automobilistes et que par-là, elles seraient éminemment   accidentogènes... On supprima donc des milliers de kilomètres de haies le long des routes sous ce fallacieux prétexte ! D’ailleurs les broyeuses élagueuses sont toujours aujourd’hui en action, même sur les routes les plus désertes au plus profond des bois… Pour  conduire des actions inutiles, voire profondément nuisibles - il faut ici encore en faire l’amer constat - l’argent public est toujours là !

Ne vit-on pas un certain préfet du Sud-Ouest ordonner de l’abattage, sur des Kilomètres des platanes centenaires bordant les routes de son département, au prétexte qu’ils constituaient un danger pour les automobilistes ? En vérité les exemples de cette folie d’éradication sont innombrables partout en France où les routes ont été systématiquement défigurées au prétexte de sécurité comme si les arbres sautaient spontanément sur les véhicules. Sur ce sujet précis et sur l’imbécillité bureaucratique en général il y aurait  trop long à dire…

Mais le pire était encore en effet à venir : le broyage !

Si la plupart des chemins ont disparu dans les remembrements avec les haies qui les bordaient, il reste encore des haies dans les régions dites bocagères, d’autant que les autorités locales exigent aujourd’hui leur maintien partout, ne serait-ce que pour le développement des activités touristiques qui sont infiniment plus créatrices d’emploi et génératrices de profits qu’une agriculture subventionnée, en surproduction chronique, dans ce doux pays de France visité chaque année par plusieurs millions d’étrangers !

Pour tailler les haies agricoles, la mécanisation a donc inventé un broyeur, adaptable sur tout tracteur : un bras articulé hydraulique portant un boîtier garni de dizaines de couteaux verticaux qui hachent la végétation en tournant à grande vitesse. Cet engin permet de « tailler » n’importe quelle haie au cordeau ! Rien ne lui résiste : les baliveaux sont littéralement hachés, les branches et brindilles pulvérisées. Les haies rurales se présentent donc aujourd’hui rognées de façon standard : rectilignes, elles sont taillées au tracteur par le bras à environ 1,20 m de haut à la largeur du boîtier pour n’effectuer qu’un passage, soit (environ 70 cm). Mais en fin de compte, pourquoi se donner tant de mal et ne pas tout bétonner tout de suite ?

La première conséquence en est que ces haies n’assurent plus leur fonction de coupe-vent.

Mais comme on ne voit plus d’animaux dans les champs, lesquels sont majoritairement confinés aujourd’hui en stabulation, il n’est plus nécessaire d’avoir des abris dans les prés qui existent encore, n’est-ce pas ?

La seconde, c’est que n’ayant plus ni hauteur ni épaisseur, ces nouvelles « formations végétales » n’offrent plus d’accueil à la faune, notamment aux nids des oiseaux, les petites branches n’ayant pas repoussé de la taille à la sortie de l’hiver, lors de la nidification... La troisième est que cette rectitude artificielle ne donne plus d’échappatoire aux animaux (oiseaux ou lapins) lorsqu’ils sont poursuivis par les rapaces qui planent et piquent parallèlement aux haies pour se saisir de leurs proies celles-ci ne pouvant plus utiliser les sinuosités (disparues !) de la haie pour échapper à leur prédateur...

La dernière conséquence, beaucoup plus grave, tient à ce que les arbustes et les végétaux ligneux, rognés année après années, sont réduits à l’état de bonzaï... Leurs branches, blessées, hachées par les couteaux du broyeur, ne parviennent plus à produire de bourgeonnements. À terme, peu d’espèces résistent à ce régime... La variété des essences s’en ressent, les haies s’appauvrissent. Peu de végétaux y reprennent au printemps. Les ronces prolifèrent, repoussent en laissant après chaque taille des boisseaux de tiges sèches, mortes, qui étouffent les végétaux qui s’efforcent de repartir du sol... Des trous apparaissent dans ces « alignements » fragilisés et s’accentuent d’année en année...

Dans dix ans, à ce régime, si rien n’est fait, ces haies résiduelles, considérées comme « sauvegardées » aujourd’hui, auront pratiquement toutes disparu ! Pour sauver les haies, et les lisières des bois et forêts le long des routes, de chemins et des sentiers  il y a urgence : arrêter d’abord cette pratique de la taille par broyage !


Claude Timmerman

20 février 2011

 

* Le « maréchal grossier » - à la différence du maréchal-ferrant - forgeait les grosses pièces et est à l'origine de la diversification de la métallurgie ! Depuis les barres forgées du XIVe siècle qui, assemblées, formaient le fût des bombardes, jusqu'aux premières ancres de marine (dont le fût était en bois!) jusqu'à l'usage des premiers marteaux-pilons actionnés par des arbres à cames de moulins à eau, les maréchaux grossiers ont dompté le travail du fer et ont été les premiers à constituer des ateliers et manufactures de forges dès la fin du XVe... Il en découlera le taillandier (outils de coupe agricole) comme le forgeron-ferronnier, et jusqu'à un certain  point le platier (travail de la tôle) éventuellement adapté à l'armement...à commencer par les fameuses "armures" dites de plates au XVe...D'où le nom d'armurier qui leur sera alors donné. Au XVIIIe L'encyclopédie de Diderot consacrera avec raison tout un article au "maréchal grossier", tout comme son travail avait été précédemment  longuement évoqué par exemple dans “Le Parfait maréchal” de François de Garsault !

"Petit" débroussaillage avant l'hiver !