Entretien avec Pierre Yves Rougeyron du Cercle aristote.

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P.Y. Rougeyron : Quelles sont selon vous les principales forces qui résistent au lobby agro-alimentaire américain (mouvements, partis associations, groupes de pression) dans le monde ?

Jean-Michel Vernochet : Il est évidemment impossible d’énumérer ou pire, de détailler toutes les forces latentes ou actives s’opposant ou freinant le rouleau compresseur des consortiums de l’agro-industrie. Par agro-industrie entendons – pour circonscrire le sujet - les semenciers au premier rang des quels les transnationales américaines Monsanto, Dupont, Pionneer Hi-Bred, filiale de DuPont de Nemours, la suissesse Sygenta, la coopérative française Limagrain … Ces groupes pèsent respectivement 4274 milliards d’€uros, 2668 milliards €, 1638 md. € et 893 md. €, ce qui donne une petite idée de leurs capacités d’impactage économique et sociétal (leur bargaining power en terme d’investissements, d’emplois, de fixation des prix et des cours, etc.) se traduisant par un fort pouvoir d’influence sur les gouvernements, les administrations, les institutions et le personnel politique en général. À cela viennent évidemment s’ajouter les géants de la chimie, omniprésents dans le domaine agricole, parmi lesquels en Europe Arkema, BASF, Bayer, Dow, DuPont, ExxonMobil Chemical, Shell Chemicals et Solvay… Liste évidemment non exhaustive ! Alors qui résistent à la pression exercée par ces puissantes machines financiaro-industrielles ? Volens nolens les gouvernements sous la pression de l’opinion publique, des syndicats agricoles non totalement inféodés et des associations environnementalistes militantes : on voit ces acteurs à l’œuvre en France et d’autres pays de l’Union européenne.

Deusio, la Force de la tradition lorsque le bon sens paysan n’a pas été entièrement tué par la « modernité » - ce montre bien un passage du documentaire de Marie-Monique Robin «Le monde selon Monsanto » - comme chez ces paysans de l’Altiplano ou du Venezuela qui font la différence entre les variétés rustiques, endémiques de maïs naturellement résistantes aux ravageurs, et les hybrides génétiquement modifiés de Monsanto. L’expérience, et la communication de cette expérience – la confrontation entre agriculture traditionnelle et agro-industrie productiviste - surtout quand elle est malheureuse, via les multiples canaux dématérialisés dont nous disposons, va très vite aujourd’hui et crée des résistances naturelles.

De ce point de vue les vagues de suicides dans la paysannerie du sud de l’Inde à amplement montré et informé ce qu’il en était des rêves d’abondance censés se réaliser grâce aux semences génétiquement modifiés de Monsanto, rêves qui se sont rapidement transformés en un vrai cauchemar… Autorisées depuis 2002, les cultures OGM recouvrent aujourd'hui 90% des surfaces cotonnières de l’Inde. Au départ la firme Monsanto promettait le triplement des rendements, jusqu'à 1500 Kg par hectare tout réduisant les coûts en limitant l’utilisation de pesticides. Or, les semences OGM coûtent en 2010 près de cent fois plus que les graines naturelles, et en 2009, le rendement moyen n’atteignait guère plus que 512 Kg par hectare, très loin des pharamineux résultats annoncés. Pire, le développement de résistances développées par les ravageurs contraignent les cultivateurs à faire aujourd’hui un usage intensif de pesticides. Résultat, on avance le chiffre extravagant de 200.000 suicides durant la dernière décennie (25 000 pour les années 90) parmi les paysans indiens s’étant massivement laissés séduire par la « biotech ».

Point n’est donc besoin d’être grand clerc pour voir qu’à terme les conséquences dévastatrices de l’agro-industrie seront de plus en plus difficiles à masquer et qu’à partir de là les coopératives agricoles et tous les groupements agricoles qui rassemblent ou fusionnent producteurs et distributeurs partout à travers le monde, de même que les exploitants confrontés aux carcans juridiques imposés par les transnationales (les OGM étant brevetés, toute dissémination, même naturelle, est considérée par la firme comme une « copie » illicite et par conséquent susceptible de procès) opposeront une résistance certaine à la progressive, mais encore pour l’instant irrésistible, capture des marchés alimentaires par les transnationales.

P.Y. R : Quelles sont leurs faiblesses ?

J.M. V : Leur dimension. Ce qui constitue dans un premier temps un indéniable avantage pour réaliser des économies d’échelle, autrement dit réduire les coûts grâce à une production massive, et aussi pour avoir une réelle capacité en « recherche et développement » (ce qui nécessite souvent d’investir des fonds considérables sur des durées longues avant d’espérer un « retour sur investissement »), bref tout ce qui procure pour les firmes agro-industrielles d’authentiques avantages comparés (avantages conférés par le gigantisme même de ce type d’entreprises), finit ou finira en général par se retourner contre elles ! Ce n’est ni un « vœu » ni une prophétie, c’est une logique élémentaire qui nous l’indique.

La vie économique nous donne maints exemples de ces monstres industriels qui finissent par s’effondrer sous leur propre masse : extension, diversification, gestion posent à terme des limites difficiles à dépasser comme l’industrie automobile, ou auparavant la sidérurgie l’ont amplement illustré ; c’est une « loi » inhérente à tous les systèmes qui peinent à trouver une stabilité dynamique au-delà d’une certaine « taille »…

Ce à quoi s’ajoutent toutes sortes de résistances, étatiques ou non, privées ou publiques ainsi que précédemment évoqué, celles-ci pouvant le cas échéant porter des coups sévères à l’expansion au départ sans limites des groupes. Corrigeons cependant notre propos en observant que la tendance – lourde – actuelle reste à l’hyperconcentration et aux restructurations qui les accompagnent au sein du processus - en cours - d’unification du Marché global… Il faut également tenir compte de la crise économique et financière latente, de la constitution de nouveaux « blocs » géoéconomiques et l’émergence de nouveaux pôles de puissance qui redistribue la donne méga industrielle à travers le monde…

P.Y. R : Comment évalueriez-vous leur impact réel ?

J.M. V : Là encore nous devons nous contenter de généralités ! Les trans-multinationales de l’agroalimentaires couplées aux géants de la distribution impactent de façon désastreuse l’agriculture traditionnelle là où elle existe encore et tend à faire des paysanneries un prolétariat agricole au service des semenciers, des oligopoles de la chimie, des industries mécaniques et des grands circuits commerciaux. L’indépendance de l’exploitant agricole n’est plus dans bien des cas qu’une fiction : celui-ci reste certes propriétaires de ses terres mais plus encore, propriétaire de ses dettes ; en tant que sous-traitant il se contente d’exécuter les programmes de production que lui imposent ses fournisseurs d’intrants (engrais, phytosanitaires), sa banque, le Marché avec ses concurrences sauvages et ses constantes fluctuations…

Ce à quoi était parvenu – et à quel prix humain – le collectivisme des démocraties dites populaires, l’hypercapitalisme y est quasiment parvenu à bas bruit dans le domaine de l’agro-alimentaire en créant de nouvelles formes up to date de servitude. L’Inde aura été à ce titre un tragique laboratoire d’un passage tragique de la tradition à une modernité animée par l’obsession compulsive du productivisme, des rendements financiers, toute chose éminemment destructrice des hommes, des patrimoines traditionnels et naturels au premier rang desquels la forêt et les sols, les nappes aquifères, l’air que nous respirons chargé maintenant d’aérosols d’organophosphorés… Des terres et des milieux qui avaient permis aux hommes de vivre tant bien que mal, parfois libres, jusqu’à présent, jusqu’à la dictature non encore radicalement dénoncée de l’agro-industrie et de ses méfaits évidents.

De ce point de vue l’impact humain et environnemental de l’agro-bizness et des agro-industries s’avère être particulièrement négatif ; à la mesure des ambitions affichées de vouloir nourrir à terme 9 milliards d’hommes tout en stérilisant massivement les terres extensivement mais dans le même temps, intensivement cultivées c’est-à-dire surexploitées et épuisées. Sans oublier la prétention de vouloir remplir les réservoirs de nos voitures avec des agrocarburants dont le premier effet est la disparition dans l’Union européenne des terres laissées en jachères, pour le plus grand bénéfice de l’environnement et par conséquent des hommes, où la disparition programmée de cet essentiel réservoir de biodiversité qu’est le bassin de l’Amazone, ou last but not least les forêts primaires d’Indonésie remplacées par des océans de palmiers à huile… P.Y. R : Sur quelle stratégie pourrait s'appuyer la France ou l'Europe pour contrer la pénétration de l'agro-alimentaire américain ?

J.M. V : Il faudrait commencer par le commencement et opérer une révolution intellectuelle et morale. Cela au niveau collectif et individuel bien entendu. Renoncer une fois pour toutes à la production massive et corrélativement aux gâchis massifs liés à de très mauvaises habitudes de surconsommation débridée.

Revenir à des productions locales, cesser d’importer depuis les antipodes (de Chine et alentours) ce que nous produisions hier, chez nous, à la perfection. Des importations qui ont ruiné puis éradiqué nos propres producteurs… La grande stratégie en ce domaine consisterait à sortir l’agriculture de l’OMC (l’Organisation Mondiale du Commerce) en partant de l’idée que l’agriculture – ce qui nourrit les hommes – n’est pas une industrie, qu’elle est avant tout une manipulation du vivant et non pas une transformation de matière inerte. Qu’à ce titre, les produits agricoles ne peuvent êtres formatés (standardisés), forcés, façonnées comme de vulgaires produits manufacturés : entendons par-là que les vaches à 50 litres quotidiens de lait, les veaux aux hormones de croissance, le bétail cloné, les surrendements à l’hectare grâce au génie génétique, tout cela revient à jouer aux apprentis sorciers et aboutira peut-être, in fine, à un désastre pour l’espèce humaine : la crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine, (ESB dite de la « vache folle »), les grandes épizooties qui ont frappé l’Europe occidentale et le monde cette première décennie du siècle, fièvre aphteuse, peste porcine, grippe aviaire (H5N1), cette dernière constituant toujours une menace sérieuse pour les populations humaines, ou les suicides de masse de l’Andhra Pradesh, du Kerala, du Penjab, sont autant de signes avant coureurs de plus amples catastrophes sanitaires et humaines à venir, toutes étroitement liées à l’industrialisation lourde de nos modes de productions alimentaires. Ajoutons, parmi les stratégies à adopter de toute urgence, qu’il conviendrait de rétablir une autonomie alimentaire substantielle, gage et garantie de la souveraineté des États. Il est vrai que la capacité pour les nations et les peuples à décider par eux-mêmes de leurs propres destinées n’est pas une idée au goût du jour… le concept de « souveraineté » étant à l’heure actuelle entaché de suspicion, et, à mon humble avis, à grand tort.

Regardez la crise alimentaire qui a touché, en 2009, au lendemain du dévissage de Wall Street le 16 septembre 2008, nombre de pays d’Asie et d’Afrique particulièrement, un continent pourtant épargné par la crise financière ; crise alimentaire engendrée par la spéculation sur les cours des matières premières et cette marchandisation excessive de l’agriculture dans le cadre d’économies devenues trop dépendantes d’importations de biens et de denrées qu’hier elles produisaient encore.

Des voix se sont élevées pour réclamer le retour des cultures vivrières, pour la réacquisition d’une certaine autosubsistance, pour la limitation par conséquent de la dépendance alimentaire et de celle des cultures de rentes… Ce qui revient à parler d’une limitation de la dictature déguisée ou non des marchés…

Ces recettes, il va de soi que nous devrions nous les appliquer à nous-mêmes au moins dans ce secteur « stratégique » qu’est l’alimentation, un domaine très étroitement lié à la santé publique.

Une tendance relativement nouvelle, ici en Europe (laquelle s’affirme chaque jour davantage), pousse d’ailleurs à un regain de l’agriculture traditionnelle au sein d’une entreprise agricole, sinon artisanale, au moins à dimension humaine ; cette tendance est bien entendu celle de l’agriculture « biologique », il s’agit tout bonnement d’une agriculture « naturelle » dans et par laquelle les veaux tètent leur mère, les ruminants broutent de l’herbe et mâchent du foin, où les fruits et légumes retrouvent un peu de leurs saveurs d’antan au lieu et place des produits maraîchers issus des serres espagnoles, sans goût, gavés de pesticide et sans aucune des qualités organoleptiques d’antan… Les consommateurs sont appelés à voter ici, comme souvent d’ailleurs, avec leurs pieds en faveur de la stratégie « bio ». Celle-ci, dès lors qu’elle se traduira par des politiques adéquates, pourra certainement contribuer à inverser la tendance pour, finalement, remettre l’agro-industrie et tous ses désastreux effets, à leur juste place !