imagesCATJUJ24.jpg Au printemps 2008, des « émeutes de la faim » secouaient 35 pays à travers le monde… Une crise qui n’avait rien de conjoncturel et dont la menace reste en embuscade dans un monde en proie aux crises financières, économiques et climatiques.

Avril 2008, l’Egypte, le Maroc, l’Indonésie, les Philippines, Haïti, le Burkina Faso, la Mauritanie connaissent des manifestations populaires d’une rare violence. En un an, le prix des denrées alimentaires a en effet connu des hausses vertigineuses, 42% pour les céréales 80% pour les produits laitiers selon la Fao. Une flambée des prix de 40% en moyenne pour le blé, le maïs et le riz, ce dernier ayant atteint 1000 $ la T, un record ! Dans le même temps, le soja, le colza et l’huile de palme, tous produits de base essentiels dans le Tiers-Monde, subissaient les mêmes envolées… En résumé, une situation catastrophique pour les plus pauvres, ceux-ci consacrant quelque 70% de leurs revenus par foyer à l’alimentation contre 15% dans les pays industrialisés… Louis Michel commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire n’hésitait pas alors à évoquer un possible « tsunami » alimentaire.

Mais faut-il voir dans cette crise un simple phénomène conjoncturel lié au surenchérissement du baril de brut qui atteignait alors des sommets – près de 150 $ en juillet – avant la crise financière déclenchée par l’effondrement du marché des crédits immobiliers à risques dits subprimes ?

Des prix inouïs pour les hydrocarbures, ce qui avait en autres dopé la production d’agrocarburants (1), en Indonésie avec le palmier à huile, en Argentine, au Brésil et aux É-U avec le maïs et la canne à sucre ; un nouveau secteur agro-industriel en concurrence directe avec l’alimentation humaine en dépit d’un bilan environnemental détestable. Car comment à ce propos ne pas parler de l’impact écologique que représentent les gigantesques surfaces déboisées au profit de ces prétendus biocarburants ? En Amazonie par exemple où se pose avec acuité non seulement la question de la préservation d’une biodiversité déjà très menacée (2), mais plus encore celle des effets de la déforestation et de l’extension du désert agricole sur le changement climatique global… Surtout quand l’on tient compte de la place qu’occupent les grandes forêts tropicales dans le régime des pluies et de leur rôle essentiel comme puits de carbone ? Nos grandes forêts sont en effet les poumons verts de la planète, produisant l’oxygène que nous respirons et absorbant le CO2 que nos activités et nos transports produisent aujourd’hui en excès.

Cependant les agrocarburants qui détournent d’immenses surfaces agricoles de leur vocation alimentaire – resterait d’ailleurs à savoir si la transformation de céréales en carburant est quelque chose de vraiment rationnel voire de moral – ne sont que l’un des aspects d’une crise aux visages multiples. Notamment en raisons des interactions existant entre les fluctuations des cours des matières premières (fixés par les trois grandes bourses mondiales de Chicago, Minneapolis et Kansas City) et les effets économiques de plus en plus négatifs de la crise financière sur fond de crise environnementale. Une conjonction des trois crises qui augure mal de l’avenir… À telle enseigne que huit mois après les émeutes de la faim, la chute brutale du cours des matières premières et celle d’un baril oscillant à l’heure actuelle autour de 50 $ conséquence de l’effondrement de l’activité économique mondiale, les menaces alimentaires n’ont pourtant pas disparu, bien au contraire.

Car, en dépit d’une production de céréales en principe suffisante à couvrir les besoins alimentaires de la planète, les réserves mondiales, qui étaient encore récemment de six mois, sont à présent tombées à moins de quarante jours. Ce qui fragilise un édifice malmené par les alternances de sécheresse (3) et de pluies diluviennes, lesquelles affectent de plus en plus durement les zones subtropicales et rendent évidemment aléatoires les productions céréalières dans un monde où survivent déjà quelque 850 millions d’hommes en état de malnutrition.

À cela il faudrait en outre souligner en contrepoint le rôle délétère que jouent les géants de l’agro-industrie tels le semencier américain Monsanto (détenant un quasi-monopole sur les semences génétiquement modifiées OGM), ou l’Allemand Bayer (pour les pesticides et les engrais sans lesquels l’agriculture productiviste n’existerait pas) qui tiennent désormais en main les clefs de la production agricole mondiale. L’agriculture nourricière étant à ce stade réduite à n’être plus qu’un segment du marché commercial et industriel géré par l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce indépendamment de tout impératif de sécurité alimentaire ! En résumé, la crise alimentaire n’est pas derrière nous, mais devant parce qu’elle n’est en fait que l’un des aspects d’une crise systémique incluant les incidences de l’activité humaine sur l’environnement et les désordres d’une planète-finance transformée en super casino. Beaucoup commencent donc à s’accorder sur l’idée qu’il y aurait urgence à repenser l’organisation du monde. À terme, avec le déclin du pétrole, l’agro-industrie est d’ailleurs condamnée soit à disparaître soit à se reconvertir de fond en comble car elle essentiellement l’un des sous-produits de l’ère des énergies fossiles et de la pétrochimie. De ce point de vue l’agrobusiness est d’ores et déjà un mode de production dépassé et même condamné.

Alors pour éviter les pénuries voire les famines, il s’agit de restaurer le plus vite possible des productions vivrières – l’autosubsistance alimentaire – découplées des aléas du Marché. Car nous voyons bien que les cultures de rentes qui devaient enrichir les pays pauvres et leur donner les moyens financiers de leur développement, ont conduit à l’inverse : des dépendances à l’égard des marchés, des bourses et des firmes multinationales avec à l’arrivée la menace endémique de la disette et de la faim. Il faut donc maintenant revenir au but premier de l’agriculture qui est de nourrir les hommes et non d’engraisser les marchés et la spéculation.

Jean-Michel Vernochet

1. Les agrocarburants représentent une production de 40 millions de t annuels dont 4 millions de biodiesel et 36 d’éthanol, à comparer aux 2 milliards de t de pétrole consommés chaque année par les transports routiers.

2. Par exemple les plantations géantes de palmier à l’huile en Indonésie détruisent les derniers biotopes forestiers où survit encore l’orang-outang.

3. Depuis 2003 l’Australie est frappée de dures sécheresses ; en 2006 la production céréalière était de 10 millions de tonnes de blé contre 25 millions l’année précédente. En 2008, la situation restait encore critique. Autre cas, celui de l’Éthiopie frappé successivement en 2006 par la sécheresse et des pluies dévastatrices.